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5 juillet 2016 2 05 /07 /juillet /2016 21:38

Il y a quelque chose de pourri au royaume de la mode, quelque chose de morbide dans l’image de la chair, quelque chose de barbare dans la chair des images. Tel est l’axiome asséné par les premiers plans de The Neon Demon, une nymphe ensanglantée gisant sur un divan de studio, mitraillée par les flashes avides d’un photographe, tableau hiératique aux allures de scène de crime, scandé par les pulsations oppressantes d’un synthétiseur implacable.

Après avoir sondé l’intimité du gangstérisme (trilogie Pusher), la violence intrinsèque à la création artistique (Bronson), la psyché d’un barbare mutique (Valhalla Rising), la mécanique – au sens automobile du terme – du cinéma américain (Drive) et les démons d’une famille apatride ravagée par une figure maternelle despotique (Only God Forgives), Nicolas Winding Refn reste fidèle à son cinéma démiurgique, où la recherche du plan parfait touche à l’obsession, où la narration se construit de manière exclusivement visuelle. Avec The Neon Demon, son formalisme maniaque trouve un écrin idéal dans le récit initiatique de Jesse (Elle Fanning), jeune modèle fraîchement débarquée à Los Angeles, la ville aux mille néons, qui va déchaîner la convoitise de ses concurrentes, toutes avides de percer dans l’univers de la mode. Un univers fascinant et féroce, clinquant et postiche permettant à Refn, par son matérialisme même, d’explorer en profondeur la question de la beauté.

Adoptant la forme d’un conte moderne, à travers des éclairages féériques, une douceur assumée du grain de l’image et la puissance incantatoire de sa bande originale, The Neon Demon transfigure progressivement son postulat de départ – à savoir une vision critique mais hypnotique des dessous de la mode – pour aboutir à une parabole horrifique et fantasmagorique de la féminité, de la beauté féminine. Sublimées en permanence par la folle élégance de la photographie de Natacha Braier, les personnages féminins incarnent les facettes du fantasme ultime vendu par notre société de consommation : la jeune femme parfaite. Révélateur de l’envers de ce fantasme par son métier même, la maquilleuse et thanatopractrice Ruby (Jena Malone, géniale d’ambiguïté) emblématise le basculement du film vers un horizon de cauchemar, en attisant jusqu’à une violence sanguinaire, dans un dernier acte flirtant avec la mythologie vampirique, la jalousie des concurrentes de Jesse. Image d’une trinité féminine diabolique et tentatrice (scène de la danse du démon, symbole étrange et récurrent des trois triangles assemblés), démoniaque dans sa recherche obsédée des néons de la perfection.

Vision hallucinante et hallucinée d’un fantasme de beauté féminine, The Neon Demon se révèle ultimement comme une psychanalyse picturale de cet idéal inatteignable. La géométrie aliénante des plans, enfermant chaque personnage dans une bulle catoptrique ne lui renvoyant que le reflet de lui-même, aboutit à la révélation d’une incommunicabilité (vacuité des dialogues de sourds entre mannequins), d’une tentative vaine de percer l’intimité de l’autre autrement que par la violence (symbolique omniprésente de la pénétration). Un isolement humain qui culminera lors d’une saisissante scène de nécrophilie, triste preuve d’amour à sens unique et contre-nature, forme de culte morbide et désespéré de l’image de l’autre.

Point quasi final d’un film au formalisme obsessionnel, à la beauté glaçante et à la lisière du fantastique, le symbole de l’œil ne renvoie-t-il pas Refn à ses propres démons cinématographiques ? A travers le personnage de Jesse, incarnation d’une perfection féminine destructrice que les autres jalousent, ce sont les angoisses liées à son art que Refn nous exhibe, cette peur de ne plaire à personne, cette profonde crise de confiance qu’il ressent de manière maladive à chaque tournage. Là où certains ne verront que la monstration pompeuse d’un égocentrisme, The Neon Demon se révèle comme une séance d’exorcisme viscérale pour son réalisateur, un moyen d’excrétion artistique de son univers mental, à l’image du corps de Ruby refoulant entre ses cuisses des vagues de fluide innommable sous la lumière spectrale de la lune. Au fond, n’est-ce pas la vocation de tous les grands artistes de mettre en scène les régurgitations imaginales de leur propre inconscient ?

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11 août 2014 1 11 /08 /août /2014 23:20

 

godard

Critique anticipée, rédigée pour le site La soif du septième art.

Quelle mouche a donc piqué Jean-Luc Godard ? Après avoir repoussé jusque dans leurs ultimes retranchements les codes de la structure narrative avec son Adieu au langage, c'est aux fondements mêmes de l'art cinématographique qu'il s'attaque avec ce qui s'annonce vraisemblablement comme son tout dernier long-métrage (il envisage désormais une retraite mystique dans les hauts pâturages de sa Suisse natale) : Un film, est-ce un film ?

D'un minimalisme visuel extrême, entièrement dépourvue de dialogues, voire de bande son, mais surtout mise en scène sans le moindre acteur, la dernière folie de Godard a de quoi déconcerter jusqu'au plus fervent défenseur de l'expérimentation filmique. Composé d'un unique plan séquence de 188 minutes, Un film, est-ce un film ? raconte la confrontation tragique, dans un studio de cinéma, de deux caméras, une Pathé Webo DS8 et une Alexa d'Arriflex. A première vue – et c'est le cas de toute la première heure – on pourrait n'y voir qu'une captation aride et sans aucun sens de deux machines placées dans une même pièce, mais sous l'objectif acrobatique de Gaspard Noé (on les dit inséparables depuis que Godard a tiré quelques lattes sur Enter the void), le face à face des deux appareils prend progressivement l'allure d'un véritable duel de western, tendu à craquer. Parvenant à saisir avec subtilité toutes les émotions cachées derrière la lentille des objectifs de la Webo et de l'Alexa, l'art de Noé nous fait entrer littéralement dans les arcanes de l'essence filmique, nous fait ressentir la rage de filmer tapie au fond de l'outil, il met à nu une réalité a priori extravagante, à savoir l'âme d'une caméra.

Une fascinante métaphysique du cinéma, une ontologie de l'image en mouvement que seul Godard était à même de déceler et de représenter. « Pour comprendre la nature du cinéma, il faut dépouiller le cinéma. Le dépouiller jusqu'à l'os. La pureté du cinéma, c'est le film sans le film, l'image sans l'image, le son sans le son. Les films d'aujourd'hui ne sont plus des films. Trop de bruits, trop de choses vues. On montre tout, mais on ne montre rien. Le cinéma est devenu le cauchemar du cinéma. C'est la vulgarité. C'est l'obscénite. C'est l'ennui. C'est le mépris. Le mépris de l'art visuel. » Un credo radical qu'il applique à la lettre avec Un film, est-ce un film ? en cherchant tel un Francis Ponge en son temps le sens premier, l'essence matérielle, organique, de la « chose » cinématographique. Revenir aux bases fondamentales d'un cinéma qui s'est perdu, fourvoyé dans les limbes de la monstration, du spectacle pour le spectacle.

En limitant le cadre diégétique aux quatre murs d'un studio, en structurant son récit autour de l'intéraction immobile entre une Webo et une Alexa, Godard offre à ses spectateurs un espace de méditation privilégié, en même temps qu'une durée filmique propice à la réflexion, les 188 minutes n'étant pas de trop pour tenter de percer le sens de l'œuvre. Un sens abyssal, multiple, jaillissant selon une logique paradoxale de son minimalisme quasi austère. Car c'est aussi toute l'histoire du cinéma qui se joue dans la confrontation silencieuse des deux caméras. Le passage d'un cinéma traditionnel, forgé dans la noblesse de la pellicule, à un cinéma numérique sans âme, fruit de la froide perfection du souverain pixel. Duel technologique sans merci, dont Godard laisse à son spectateur le choix entier de l'issue, qu'on suppose fatale, à travers un dénouement suspendu. Le voyant de la batterie de l'Alexa se met à clignoter, annonçant l'arrêt imminent (la mort ?) de la machine. Le cadre se resserre alors sur l'objectif jubilant de la Webo et c'est un fondu au noir final, impitoyable, qui vient abattre irrévocablement le couperet du doute sur le dénouement du combat. Sans doute le hors-film le plus saisissant jamais vu dans les salles obscures, venant emblématiser l'incertitude actuelle qui plane sur l'avenir du septième art. Le futur ne sera-t-il peuplé que de simulacres de films ou marquera-t-il le retour à une pureté audio-visuelle depuis longtemps ternie ?

Merci Jean-Luc pour cette leçon ultime et bonne retraite. Votre sagesse va manquer cruellement au cinéma !

4sur5

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22 avril 2014 2 22 /04 /avril /2014 19:37

new york new york 1

Œuvre mal aimée, injustement sous-estimée au sein de la dense filmographie de Martin Scorsese – à commencer par son auteur lui-même, New York New York n'en demeure pas moins une merveille de mise en scène, un prodige de mise en atmosphère dont les longues séquences mélodiques captivent nos sens en permanence. Déchirante histoire d'amour entre deux êtres dévorés par la musique, entre un cinéaste et sa passion pour l'univers du jazz, qui trouve une incarnation géographique parfaite à travers sa ville natale et de cœur, New York. Pérégrination tour à tour hypnotique, onirique, amère et mélancolique dans les méandres d'une métropole en perpétuel mouvement, animée par une rythmique incessante, New York New York se présente comme un sommet de fascination et d'émotion, pour peu qu'on s'abandonne à ses errances magnifiques.

L'intrigue démarre en 1945, dans l'euphorie d'une triste victoire face au Japon, sur une séquence hallucinante de 20 minutes où un saxophoniste déluré, Jimmy (Robert De Niro), va tenter, au beau milieu d'une fête endiablée, de séduire – en vain – une mystérieuse jeune femme aux yeux immenses, Francine (Liza Minnelli). Lui en chemise décontractée aux couleurs criardes, elle en stricte tenue militaire. Lui extraverti, elle plutôt réservée, réticente à ses avances. Première rencontre marquée par un fort désaccord. Mais face à l'insistance de Jimmy, Francine finit par céder. Une relation de plus en plus intime se noue entre eux, une relation qui n'échappera cependant jamais à la discordance originelle de leur rencontre. Jouée tel un thème dissonant, cacophonique, leur histoire amoureuse s'immisce, lancinante, entre les accords majeurs d'une quête de gloire musicale qui les dévore chacun de leur côté (lui rêve d'être le plus grand joueur de saxophone, elle rêve de devenir la plus grande chanteuse de Broadway et des studios hollywoodiens), qui finira par les séparer.

Bâti sur un imparable mouvement de crescendo, leur déchirement passionnel s'amplifie au gré de disputes et de conflits de plus en plus violents (insoutenable scène de bagarre entre les deux amants dans l'habitacle d'une voiture) jusqu'à une étourdissante et virtuose séquence où le film plonge dans une mise en abyme lourde de sens : Jimmy, installé dans une salle de cinéma, regarde le dernier film dont Francine est la star, un film musical contenant lui-même un spectacle dans lequel la jeune femme rêve de gloire et fera tout pour parvenir à ses fins. Hommage vibrant aux films de Vincente Minnelli, cette séquence visuellement somptueuse instaure une dernière barrière, insurmontable, celle de l'écran (hautement symbolique) entre les deux personnages. Jimmy reste le simple spectateur de la gloire de Francine, une gloire dont il sera à jamais exclu à cause de son propre ego. C'est là toute la morale amère du film, d'une tristesse infinie : deux artistes en quête d'une même grandeur ne pourront jamais s'accorder.

Cette tristesse s'insinue au fil des scènes, comme une note mineure mais obsédante, comme un contrepoint à la vigueur formidable se dégageant des morceaux musicaux, des séquences de concerts. Regards brisés de Francine. Colères tempétueuses de Jimmy. Douceur féminine estropiée face à une virilité destructrice. Éléments dissonants d'une mélodie commune du désespoir. C'est là toute la force de la mise en scène de Scorsese, forgée dans le choc heurté de deux sensibilités, dans la collision sublime de deux êtres que tout sépare, sauf la musique. La séquence quasi finale de la fameuse chanson New York New York, interprétée par Francine sous les yeux admiratifs de Jimmy, qui l'a composée pour elle, vient emblématiser toute la beauté tragique de leur relation, féconde sur le plan artistique mais infirme sur un plan sentimental. Francine n'est que la muse de Jimmy. Jimmy n'est qu'un modèle et un moteur d'inspiration pour Francine. Au royaume de l'Art, nulle place pour le cœur. Le cœur n'est qu'un motif, une image, une rengaine. S'achevant sur la plus amère, la plus triste des désillusions, New York New York nous chavire enfin par un dernier plan des plus désarmants, où Jimmy finit – peut-être inconsciemment – par se résigner à sa posture de simple personnage. Le personnage de sa propre chanson. « These vagabond shoes / They are longing to stray / Right through the very heart of it / New York, New York... »

5sur5

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8 juin 2012 5 08 /06 /juin /2012 14:48

cosmopolis

Après le triste effroi suscité par les longueurs atrocement bavardes de son drame en costumes A dangerous method (déjà disparu dans les limbes du cinéma soporifique), Cronenberg nous revient en grande forme avec Cosmopolis, opérant à la fois un retour aux sources de son œuvre angoissée et la reconversion radicale de Robert Pattinson, visiblement prêt à tout pour extirper son nom de la fange de la saga Twilight.

Adaptation quasi littérale (du moins dans les dialogues) du roman éponyme de Don DeLillo, Cosmopolis s'annonce d'emblée comme une errance, celle d'un jeune golden boy, Eric Packer, enfermé dans sa limousine blindée, rejeton d'un capitalisme agonisant à travers un New York ravagé par le chaos social, au bord de l'implosion. Filmée presque en huis clos à l'intérieur de la limousine, la déchéance de Packer, incarné par un Robert Pattinson saisissant de froideur cynique, se fait le point nodal d'une intrigue imprévisible, surprenante, tumultueuse mais jamais confuse, ne perdant jamais de vue son étrange sujet : le protagoniste veut changer, coûte que coûte, de coupe de cheveux. Sur le fil rouge de la traversée de New York en direction du salon de coiffure, viennent se greffer, au gré d'entraves de plus en plus sanglantes, quelques sorties de route bien négociées, confrontations aussi sporadiques qu'inquiétantes avec une réalité dont Packer est déconnecté depuis des lustres. Une réalité qu'il s'est toujours contenté de regarder de derrière les vitres de son véhicule, à travers les échanges pseudo philosophiques qu'il entretient avec des collègues tout aussi désabusés que lui (incroyables dialogues de sourds, aussi creux que magnifiques), ou sur les innombrables écrans virtuels qui l'entourent en permanence. Une réalité dont il se contrefout mais qui finit par le rattraper, douloureusement, lorsqu'il se rend compte, à travers le chaos qui s'est emparé de la métropole, que sa vie est en danger, que l'on cherche à l'éliminer.

Si, par l'angoisse et la paranoïa de Packer, Cronenberg retrouve une atmosphère étouffante, goudronneuse, il revient par la même occasion à la malice un rien désabusée qui caractérisait ses premiers films. Le choix de Robert Pattinson n'a en ce sens rien d'innocent. La présence de la star de Twilight relève d'une ironie jubilatoire, puisque Cronenberg lui offre un personnage pas si éloigné de celui qu'il incarnait dans la saga, le côté nunuche en moins. Nul changement de visage pour le blondinet britannique : Eric Packer est montré à l'écran comme une créature au teint pâle, aussi froide qu'associable, qui se maintient en vie en suçant le sang de l'humanité, à savoir son argent. Packer est un vampire, un être ni vivant ni mort, une carcasse de belle apparence mais vidée de toute sa substance humaine, stimulée uniquement par le sexe et l'appât du gain. Une vision de l'homme moderne. La crise existentielle qui le frappe va de pair avec la crise socio-économique qui gangrène le monde. La figure du golden boy devient la métaphore humanoïde du capitalisme moribond : un jeune homme coupé du monde, spéculateur de son état, qui se soucie jusqu'au délire de sa petite personne (check-up quotidien), capricieux jusqu'à l'absurde (vouloir une nouvelle coupe de cheveux en plein effondrement du monde), tellement obsédé par l'ordre et la perfection qu'il en est venu à oublier les irrégularités fondamentales de l'existence. La réplique « Ma prostate est asymétrique », répétée telle une litanie, se révèle ainsi symptomatique de la terreur éprouvée par Eric Packer face à la perte de contrôle de son petit univers bien réglé (l'habitacle de la limousine, véritable microcosme high-tech du golden boy).

Sorte de road movie urbain sans commencement ni fin, hanté par des questionnements très actuels, errance visuelle à la lisière du fantastique par son ambiance de conte noir, Cosmopolis marque le retour en force de Cronenberg au cinéma élégamment viscéral qui a forgé son prestige. Et même si l'on peut déplorer quelques longueurs un rien fâcheuses au milieu du récit, le destin de Packer provoque assez de fascination et d'interrogations (fin ouverte magistrale), d'attachement et de répulsion, pour nous embarquer dans ses méandres ténébreux. La séquence de clôture, monument de tension et de désespoir en forme de confessionnal morbide, vaut à elle seule le détour, par la terrible sauvagerie contenue qui l'infecte. C'est toute l'incertitude de l'avenir de nos sociétés qui pend au bout du canon d'un flingue. On retient son souffle et on ferme les yeux. Couperet du générique. Et c'est en apnée qu'on se laisse saisir par l'envie de replonger dans les eaux troubles du cauchemar d'Eric Packer...

4sur5

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21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 07:22

cloclo

À l'heure où la cinéphilie se complaît dans l'adoration souvent cynique d'un alambiquage formel et structurel proclamé aveuglément comme une marque péremptoire de génie créatif, ou, au contraire, dans la célébration de ce faux amateurisme en vogue (peut-être véridique après tout...), ivre de réalisme et de trivialité, se gargarisant jusqu'à la nausée de plans tremblotants et hideux, montés grossièrement, quelques réalisateurs restent fidèles à la conception originelle – malheureusement de plus en plus perdue de vue – du cinéma comme un art populaire. Florent Emilio Siri, auteur de Nid de guêpes (revisitation moderne et explosive du genre du western) et de L'Ennemi intime (chronique effrayante de la guerre d'Algérie) fait assurément partie de cette petite famille de cinéastes qui croient encore à la puissance de l'image pure et à l'efficacité d'une écriture simple mais jamais simpliste.

Expression exemplaire de cet art à la fois populaire et esthétiquement exigeant, Cloclo s'impose d'emblée comme l'un des films français les plus ambitieux de ces dernières années. Exploration aussi fascinée que fascinante d'une icône de la chanson, le biopic orchestré par Siri résonne à première vue comme un hommage sincère au mythe de Claude François, sans pour autant tomber dans les travers et clichés de l'hagiographie ou de la diabolisation, malgré une insistance sur son caractère tyrannique. Le scénario, d'une fluidité confondante, pourrait se résumer à « Claude François, l'homme, sa vie, son œuvre », mais c'est justement dans cette simplicité structurelle qu'il parvient à saisir toute la complexité de son personnage. Car c'est bien à un personnage que l'on a affaire, incarné par un Jérémie Renier saisissant de mimétisme et vampirisant l'écran, un vrai personnage de cinéma dont les zones d'ombres et de lumière, l'énergie et le désespoir, le sourire comme les écorchures, donnent une âme au récit.

Optant, à l'instar de Richet et sa vision de la vie de Mesrine, pour une narration purement linéaire, Siri bâtit son film comme une course implacable, celle d'un homme en manque de reconnaissance vers les étoiles de la gloire. Des étoiles fabuleuses qu'il percevait déjà, gamin, dans les reflets aveuglants des eaux du Canal de Suez. Le cinéaste nous entraîne au cœur du mythe Claude François, de l'intérieur, à travers les splendeurs et les misères d'une vie tellement incandescente qu'on a littéralement la sensation qu'elle était destinée à devenir un film, un drame cinématographique. Si l'on est bien emporté par le tourbillon irrésistible des scènes chantées, toutes splendides (concerts, enregistrements en studio...), si l'on frissonne face aux mésaventures intimes du chanteur, ou si l'on se sent parfois indigné par son caractère de salopard odieux, la plus grande fascination suscitée par le film repose sur le subtil jeu de miroir opéré entre le personnage de Claude François et la figure du cinéaste, réunis autour d'une même soif, presque maladive, de contrôle. Plus qu'un personnage de cinéma, le chanteur devient sous la caméra de Siri le metteur en scène de son propre destin : métaphoriquement scénariste, décorateur, directeur d'acteurs (sa famille, ses amis, ses employés ne sont que des pantins sur la scène de sa vie) et même cadreur (Claude François tenant une caméra super 8 n'est pas une image innocente), le personnage devient peu à peu le reflet du réalisateur, voire son porte-parole dans la foi inébranlable qu'il témoigne envers la chanson populaire. Moins simpliste et gratuit qu'il n'en a l'air, le film de Siri se révèle être ni plus ni moins une déclaration d'amour transi à cet art populaire bien fait (cinéma ou chanson) de plus en plus dénigré, mais néanmoins fédérateur, d'une portée universelle.

D'une justesse éblouissante dans son exhaustivité, cette vision de la vie de Claude François, qui en épouse le souffle toujours haletant, se déploie dans nos rétines et nos cœurs comme un long frisson, un crescendo intense qui nous heurte autant qu'il nous bouleverse. Comment ne pas verser une larme face à la puissante scène du Royal Albert Hall, où la chanson « Comme d'habitude » vient résonner comme un requiem en laissant entrevoir, au faîte de la gloire du chanteur, un épuisement mortel dans son regard. Fatigue fatale et sublime, aux airs d'adieux déchirants, d'un véritable météore humain, qui a brûlé tragiquement les ailes de sa folle existence en touchant le soleil trop ardent de ses rêves. L'artiste est mort. Vive l'artiste !

4,5sur5

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27 février 2012 1 27 /02 /février /2012 22:52

the moralist 3d

C'est désormais officiel, un vent de changement vient de souffler dans le morne paysage de la cinématographie française. Il y a pourtant de cela plus de deux ans, personne n'avait pris au sérieux les paroles de Mathieu Kassovitz, excédé par le manque d'ambition flagrant de ses confrères, lorsqu'il avait annoncé, à l'ouverture du festival de Cannes 2012, qu'il se lancerait dans un remake croisé de The Artist et de Transformers, dans l'espoir, disait-il, de « sensibiliser les masses sur la manipulation « enculeuse » des majors américaines et la bassesse de notre cinéma national ».

The Moralist 3D, à la fois écrit et mis en scène par Kassovitz, et produit par Michael Bay en personne (qui depuis l'échec cuisant de Transformers 5 s'est lancé dans un vaste projet de rédemption artistique), vient donc de sortir sur nos écrans. Et autant le dire d'emblée, le résultat dépasse largement tout ce que l'on pouvait espérer. Non content de nous livrer un film d'action décomplexé à l'intrigue truffée de rebondissements fracassants et de morceaux de bravoures démentiels (héritiers crépusculaires d'une ère « transformiste » désormais révolue), le père du sous-estimé L'Ordre et la Morale nous propose dans le même temps une méditation vertigineuse sur la notion de libre-arbitre, à travers le destin chaotique du robot philosophe et guerrier Optanus Frime, auquel le génial John O'Garden (Jean Dujardin, auto-rebaptisé depuis son deuxième triomphe aux Oscars 2013) prête sa voix, avec toute la subtilité de jeu qu'on lui connaît. Scénario sans temps morts ménageant habilement des instants de pure réflexion métaphysique, dialogues ciselés et répliques cultes en pagaille (« Enculer ou ne pas enculer le cinéma français ? » ; « Silence, Optanus ! »), galerie inoubliable de personnages attachants, virtuosité folle du montage, lustre ahurissant d'un puissant noir & blanc et utilisation quasi poétique d'une 3D qui repousse ici les limites de la technologie numérique (Avatar 2 : Revenge of the Earth, dont la sortie est programmée pour décembre, n'a qu'à bien se tenir...), The Moralist 3D est un éblouissement audio visuel de tous les instants.

Faisant preuve d'une maîtrise technique aussi bluffante que permanente (le cinéaste n'a visiblement pas perdu la main après sa retraite forcée de quelques mois sous les cocotiers de Miami), Kassovitz construit une fable aussi spectaculaire qu'engagée, qui n'a pas fini de réinterroger la néantise des habituelles productions françaises à l'aune d'un art hollywoodien réinventé, celui du bourrinage éclairé. A l'image de ce plan séquence d'anthologie qui suit l'intrusion vengeresse d'Optanus Frime et de son commando d'androïdes mutants dans le Théâtre du Châtelet pendant la Cérémonie des Césars... un festival pyrotechnique d'une pertinence admirable ! Lorsque le robot tire des godes explosifs sur le postérieur de chaque spectateur, c'est plus que de la fureur destructrice que l'on décèle dans son regard métallique, c'est toute la détresse et l'absurdité de sa condition. Quant à l'anéantissement total du territoire français (par un déluge de missiles nucléaires) qui clôture le film, et que certains journalistes ignorants ont cru bon de juger infantile et crétin, c'est assurément l'expression visuelle la plus puissante du désespoir qu'on ait vu depuis longtemps dans nos salles obscures.

Ayant tiré les leçons de ses échecs et frustrations passés, Kassovitz se lâche comme jamais et accouche d'un classique instantané du cinéma populaire, tenant ainsi une promesse que l'on avait toujours cru impossible : la naissance d'un art brillamment balourd, capable de fédérer à la fois les partisans de Fast & Furious et de Citizen Kane. Face à un tel pouvoir de communion, on ne peut que s'incliner et en redemander. Vivement la suite et chapeau l'artiste ! La preuve vivante que tout est possible dans ce « monde de merde » !

5sur5

Par Magusneri, le 13/10/2014.


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22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 03:17

martha marcy may marlene

Martha a peur. Martha est seule. Seule face à ses démons. Seule face aux souvenirs, aux cauchemars qu'elle a vécus au sein d'une communauté apparemment angélique, coupée du monde, qui lui avait promis le paradis. Jusqu'au jour où ce paradis s'est enténébré, quand les anges ont révélé leur noirceur. Martha a peur. Martha est seule. Elle s'est arrachée à l'emprise des anges noirs, elle s'est réfugiée chez sa sœur – qu'elle n'a pas vu depuis deux ans, dans l'espoir de leur échapper. Mais le danger s'est-il vraiment évaporé ? Martha a peur. Peur qu'ils reviennent la chercher, pour abuser de nouveau d'elle. Peur qu'ils reviennent la capturer pour l'enfermer encore dans leurs délires macabres où la mort n'est que beauté... Mais la menace est-elle tangible ? Martha délire-t-elle ? Son séjour dans la secte n'était-il qu'un mauvais rêve ?

Le maître mot du premier film de Sean Durkin est bien celui du doute, et ce dès son titre, qui jette le trouble sur l'identité de son héroïne en fragmentant son patronyme : Martha Marcy May Marlene. Identité fracturée, fracassée, d'une jeune femme à la personnalité fragile, aussi frêle que du verre, incarnée avec une belle fébrilité par Elizabeth Olsen. Martha hante nos rétines, autant qu'elle est hantée par ses propres visions, avec son regard perdu et son corps – magnifique – qu'elle semble aussi peu maîtriser que son âme. Habitée par une force dérisoire, Martha apparaît tour à tour vulnérable (les hommes de la secte abusant de sa chair) et impénétrable, un être-mystère dont on ne saura jamais de quoi il est réellement pétri. L'occasion rêvée pour le cinéaste de balayer nos repères au sein d'un drame volontairement éthéré : si l'héroïne est clairement définie comme la clé d'une énigme (mentale ?) qui la dépasse autant qu'elle dépasse ses proches, et par voie de conséquence le spectateur, nulle serrure à l'horizon, nul élément de résolution.

Seulement, si le scénario et son écrin visuel (définition douce, images constamment brumeuses) se mettent aisément au service de ce flou, ils deviennent malheureusement les inconvénients de leur propres qualités esthétiques, finissant par perdre de vue les ficelles du drame et par laisser s'étioler l'attention du spectateur. Ainsi le film n'échappe pas à de redoutables longueurs, à d'immenses flottements, distillant dans sa deuxième moitié un ennui regrettable. Aussi regrettable que la faible exploitation du caractère cauchemardesque de la secte dans laquelle Martha aurait vécu. En dehors de quelques scènes de crise à l'intensité électrique, l'intrigue ne nous convainc qu'à moitié des raisons de son départ, la menace pesant sur la jeune femme s'avère trop molle pour qu'on y croie. Et cette mollesse est telle que le dénouement nous apparaît comme exagérément abrupt, comme tronqué d'une image, voire d'une scène essentielle. Cette fin, qui pourrait néanmoins relever d'une volonté du cinéaste de briser soudainement le rythme (trop) langoureux de l'intrigue, résume à elle seule la portée du film et ses ambiguïtés, ses qualités et ses limites. Un drame certes lent, mais suffisamment hanté par des images obsédantes pour retenir notre attention. Pour un premier long-métrage, c'est déjà du beau travail !

3sur5

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22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 02:01

albert nobbs

« Le rêve extraordinaire d'une vie ordinaire. » Sérieusement ? Plutôt le slogan ordinairement trompeur d'un film extraordinairement en deçà de ce que l'on pouvait espérer. Albert Nobbs est une femme qui depuis ses 14 ans se fait passer pour un homme, afin de fuir un passé traumatisant. L'actuel métier d'Albert, serveur au sein d'un prestigieux hôtel de Dublin, lui permet de réunir un pécule dans l'espoir d'ouvrir une boutique de tabac et de couler de beaux jours aux côtés de la petite soubrette dont elle vient de s'amouracher. Mais lorsqu'un nouvel homme à tout faire se fait embaucher à l'hôtel, rien de va plus : il séduit non seulement la soubrette, mais projette avec elle de dépouiller Albert Nobbs pour partir en Amérique...

Albert Nobbs, produit et interprété par Glenn Close (qui s'est investie corps et âme depuis 1982 pour concrétiser son projet sur le grand écran), nous propose un sujet pas banal, à savoir la confusion des sexes et le trouble identitaire dans l'Irlande du XIXème siècle. Autres temps, autres mœurs. L'intrigue prend place à une époque où l'idée même d'homosexualité rimait avec le plus profond des dégoûts. Mais là où l'on se serait attendu à une mise en scène fiévreuse, épousant les tensions inhérentes au travestissement du protagoniste et explorant ses états d'âme en permanence contrariés, Rodrigo Garcia et son scénariste Istvan Szabo nous livrent une fiction particulièrement timide, étonnamment lisse et sans relief, dont le rythme presque neurasthénique nous plonge souvent dans un profond état d'ennui. La faute à une peinture trop superficielle et fort peu attachante des personnages, dont on ne contemple que la surface, Albert elle-même apparaissant comme une poupée de cire sans cesse inaccessible, malgré la métamorphose inquiétante et saisissante de Glenn Close. Morne galerie de caractères relevant de purs clichés du genre (la soubrette mignonne mais cruelle, le mauvais garçon, le bon docteur...), de seconds rôles fantomatiques. On retiendra de ce drame tiède, qui ne fait qu'amorcer des bouts d'intrigues et de sentiments sans jamais les mener à terme, la beauté crépusculaire de la photographie (conférant aux images une atmosphère délétère qu'on aurait tant aimer ressentir à un niveau dramatique), le soin admirable – presque maniaque – apporté à la confection des costumes et des décors (reconstitution crédible de Dublin au XIXème siècle), ainsi qu'une paire de dialogues savoureux échangés entre Albert et Hubert Page, autre femme travestie en homme dans laquelle Nobbs semble trouver un alter ego.

Mosaïque frustrante de destins contrariés, de passions frustrées et de rêves brisés, Albert Nobbs abîme malheureusement le potentiel pourtant bouillonnant de ses drames dans le regrettable académisme de sa construction. Un bel objet visuel, certes, mais qui ne touche que trop rarement pour marquer les esprits. A l'image d'Albert, contemplant avec un regard d'enfant rêveur l'échoppe abandonnée qu'elle veut s'offrir, on se prend à rêver nous aussi du souffle salutaire qui aurait pu faire de cette fresque, seulement à moitié vivante, un grand film.

2sur5

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12 février 2012 7 12 /02 /février /2012 03:06

detachment

Disons-le d'emblée, Detachment est un sérieux concurrent au titre de pire film jamais réalisé. Presque 13 ans après son déjà putassier et racoleur American History X, Tony Kaye récidive à travers le portrait nauséeux d'une humanité qu'il abhorre, un cri de haine aussi vain qu'abject envers ses semblables, en nous livrant un mélo de la pire espèce, un objet filmique aussi détestable que manipulateur, à mi-chemin entre une fiction au lyrisme douteux et un faux documentaire croulant sous l'alarmisme puant de son sujet mille fois rabâché, celui d'un système éducatif au bord du gouffre.

Enfonçant allègrement des portes ouvertes durant les 100 minutes interminables de son drame, Tony Kaye met en scène un professeur remplaçant, répondant au nom – ici faussement prestigieux – de Henry Barthes (Adrien Brody, dont le talent n'a jamais été autant gâché), qui doit faire face à l'agressivité de ses nouveaux élèves ignares, en même temps qu'aux caprices d'une jeune catin ramassée un soir sur le bord d'un trottoir et l'agonie de son grand-père sénile, dont la conscience ravagée a depuis longtemps sombré dans les abysses d'un purgatoire parallèle où il semble chercher l'improbable pardon de sa fille, morte avant lui. Le rapport dramatique entre les trois intrigues ? Il n'y en a aucun, si ce n'est une contingence effarante résultant d'un travail de scénariste bâclé, présomptueux et ignorant des règles de base de l'écriture filmique. Victime d'un montage hasardeux, le spectateur se perd rapidement entre les interminables errances de Henry dans les couloirs d'un lycée en perdition, ses visites à l'hospice où son grand-père le prend pour sa mère (Henry partage tellement ses hallucinations de mourant qu'il finira même – au détour d'une scène risible jusqu'au délire – par incarner sa propre mère en imitant sa voix...) et ses petites attentions pour sa prostituée particulière dans laquelle il croit déceler les derniers éclats d'une humanité foutue, avant de l'abandonner comme un vieux mouchoir usagé. Trois axes dramatiques trop disparates qui usent jusqu'à la rupture les ficelles du mélodrame facile, à grand renfort de cadrages tremblotants, de larmes factices et de mélodies dégoulinant de pathos exécutées par un piano tellement omniprésent qu'on est très vite saisi par l'envie irrépressible d'en massacrer les touches à coups de marteau.

D'une laideur visuelle incommensurable, presque tous les plans étant envahis par un grain grossier d'autant plus infâme qu'il semble volontaire, Detachment fait surtout preuve d'une lourdeur pathétique dans le message désespérément crétin qu'il tente d'infuser dans la conscience de ses spectateurs. Outrancièrement moralisateur, le film clame en permanence la ruine de nos sociétés (scoop !) et l'échec inéluctable de l'humanité, en se vautrant dans un premier degré aussi effrayant que dangereux. Que veut montrer Tony Kaye ? Que l'homme est une merde méprisable, un être insignifiant, sans visage ni valeur ; que la société est une épave composée de parents déserteurs et de rejetons ingrats ; que les actes de bonté sont aussi éphémères qu'inutiles ; que tout est pourri et qu'on ne peut rien y faire. La solution ? Tony Kaye en propose en fait plusieurs, dans sa grande générosité de cinéaste misanthrope : le suicide (sublimé à l'écran par de somptueux ralentis sacralisant une ado qui s'empoisonne en public) ou bien le fameux « détachement » annoncé par le titre. Tout est foutu, vous dis-je, alors à quoi bon se battre ? Flinguez-vous ou enfermez-vous dans une bulle, laissez tout tomber : vous mourrez comme tous les chiens qui vous entourent, mais (peut-être) un peu moins malheureux. Voici donc le sinistre message, la vérité profonde du cinéma débile de Tony Kaye, un tissu de connerie existentielle ourlé de lâcheté humaine qui ne provoque finalement qu'un immense dégoût envers son vil créateur et le désir viscéral d'effacer de nos rétines bafouées son éclatant mépris pour le genre humain. Si vous êtes à ce point convaincu, Monsieur Kaye, que les hommes ne valent plus la peine d'être considérés, pourquoi essayez-vous toujours de faire du cinéma ? Vous qui avez perdu toute foi dans le monde des vivants, peut-être devriez-vous chercher votre réelle vocation dans la gestion d'une entreprise de pompes funèbres ou bien dans la direction d'une morgue... PS : Et merci de ne plus souiller la mémoire d'Edgar Allan Poe, dont vous n'avez visiblement pas saisi l'univers poétique, en l'utilisant comme l'argument d'autorité ultime dans votre conception bassement nihiliste de l'homme.

wcc

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10 janvier 2012 2 10 /01 /janvier /2012 07:34

anonymous

Le nom de Roland Emmerich est associé, peut-être ad vitam æternam, à la notion de spectaculaire, voire de bourrinage à l'hollywoodienne. Auteur de films catastrophe toujours plus hyperboliques (Godzilla, Le Jour d'après, 2012), de films de science-fiction à gros budget (Stargate : La Porte des étoiles, Independence Day) et de quelques nanars atomiques (10000 en tête) sa vision du cinéma se caractérise par un art constant de la surenchère, où viennent parfois se glisser quelques éclats d'ironie vacharde visant essentiellement les USA, leur peuple, leur histoire ou leur culture patriotique (les Américains tentant de se réfugier au Mexique ou l'immolation de l’œuvre de Nietzsche dans Le Jour d'après, le Président américain de 2012 se prenant un porte-avions appelé J.F. Kennedy en pleine poire...). Est-ce par lassitude de l'Amérique et de ses excès que Roland Emmerich s'est tourné pour son dernier film, Anonymous, vers l'austère Angleterre élisabéthaine ? La question mérite d'être posée. D'autant plus qu'il ne s'agit pas du seul effet de surprise ménagé par notre spécialiste allemand du blockbuster.

Surprenant, Anonymous l'est à plus d'un titre. Là où les films précédents d'Emmerich pêchaient par un simplisme narratif, Anonymous se dote d'un scénario impeccablement écrit mettant en doute la paternité des œuvres de Shakespeare en proposant une hypothèse captivante : et si le nom de Shakespeare avait servi de leurre au véritable auteur des pièces et poèmes que nous connaissons tous, un auteur qui cherchait tragiquement à cacher son talent car issu d'un milieu aristocratique hostile à la création artistique. S'il est évident que la volonté d'Emmerich n'est pas de réécrire l'histoire (il place d'emblée l'hypothèse de son film dans une dimension totalement fictive), l'idée de se servir des événements du règne d'Elisabeth Ière comme toile de fond à une machination artistique apparaît comme remarquablement traitée. Le scénario se déploie dans les méandres d'une temporalité aussi fracturée que l'identité de l'auteur d'Hamlet. La multiplicité des époques, comme celle des personnages, donne à Anonymous une belle densité dramatique, tout en suspense et tragédie, magnifiée par des dialogues brillamment écrits et interprétés par une troupe d'acteurs britanniques inspirés : Rhys Ifans superbement torturé, Vanessa Redgrave saisissante et bouleversante dans la peau d'une Elisabeth vieillissante, rongée par le regret et ses frustrations de souveraine, David Thewlis totalement habité par son personnage de William Cecil... La splendeur discrète mais néanmoins perpétuelle de la photographie, d'une sombreur aussi irréelle que mélancolique, tout comme le caractère hypnotique de la bande originale, vient conférer à l'intrigue une atmosphère crépusculaire entêtante.

Là où Anonymous s'avère être une surprise réjouissante, c'est dans sa sobriété formelle. Emmerich, qui a visiblement plus d'un tour dans son sac, laisse derrière lui les oripeaux de la surenchère hollywoodienne et signe une fresque d'une noirceur désespérée (essentiellement grâce au jeu des acteurs), où l'intime l'emporte sur un spectaculaire pour une fois mesuré, enfin maîtrisé (amorce de bataille virant au tragique, incendie d'un théâtre...). Film de la maturité, Anonymous l'est certainement, d'autant plus que son réalisateur dote sa mise en scène d'un supplément de fond appréciable, n'hésitant pas à exploiter, discrètement mais efficacement, la relation entre l'art et la politique, en revenant notamment sur le sujet délicat de la censure, toujours actuel. Certes, il ne s'agit pas de cinéma engagé, car Emmerich reste tout de même attaché à son goût pour le pur divertissement. Un goût qu'il se paie le luxe de justifier en communiant avec ses spectateurs, au détour de scènes de représentations théâtrales saisissantes d'intensité, fonctionnant sur le principe de la mise en abyme. Et si l'hypothèse que propose le scénario peut a priori apparaître comme provocatrice, voire prétentieuse, on s'aperçoit très vite qu'Emmerich n'est ni un provocateur, ni un prétentieux, car il rend un hommage réel, non pas à Shakespeare lui-même, mais à la puissance des œuvres que l'on dit écrites par Shakespeare. Finalement peu importe l'homme derrière la plume (car on ne connaîtra probablement jamais la vérité sur la paternité des textes shakespeariens), c'est ce que la plume a laissé gravé sur les pages qui compte et dont on se souvient. L'habileté dont fait preuve ici le cinéaste allemand, ainsi que l'attachement irrésistible aux personnages et à leur destin, font d'Anonymous un film à la fois fort, intense et visuellement éblouissant, qui donne littéralement envie de se replonger dans l’œuvre de Shakespeare. Il ne s'agit certes pas d'un chef-d’œuvre, mais d'un très bon film, certainement le meilleur d'Emmerich à ce jour, et assurément l'une des plus grandes surprises de ce début d'année.

3,5sur5

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