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1 juillet 2012 7 01 /07 /juillet /2012 11:13

Critique rédigée dans le cadre du cycle « Ô mon robot » sur Seuil critique(s)

 

Sur Blade Runner, Terminator et Robocop.

blade-runner2

Que reste-t-il du cinéma américain des années 80 dans la mémoire de nos rétines ? Pour nombre d'entre nous, une vague de films commerciaux grand public (Star Wars, Indiana Jones, Retour vers le futur...), œuvres de divertissement devenues cultes au fil du temps par la force de séduction de leurs images bigarrées et de leurs répliques marquantes. Pour d'autres, le porte-étendard démodé d'une propagande reaganienne revancharde (Rambo, Delta Force...) totalement manichéenne, peuplée de héros guerriers invincibles incarnés par des acteurs de muscles... et de muscles (Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Chuck Norris...). Les années 80, et plus particulièrement celles des États-Unis, restent associées à un matérialisme forcené, symbole d'une société ne vivant plus que pour consommer, se traduisant dans les salles obscures par une transformation radicale des modes de production.

C'est l'âge d'or des blockbusters, initié quelques années plus tôt par Les Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975) et La Guerre des étoiles (George Lucas, 1977). Ce matérialisme, qui ira jusqu'à s'ériger en esthétique pour le cinéma des années 80, est indissociable des innovations technologiques de la décennie : c'est la naissance des ordinateurs compacts (le premier PC est lancé par IBM), l'apparition du CD-ROM, la création des grands systèmes d'exploitation (Windows, Macintosh) par Apple et Microsoft, le lancement du téléphone cellulaire digital... Cette révolution technologique, si elle provoque d'abord un sentiment général d'euphorie face aux « merveilleuses » potentialités d'assistanat pour la vie humaine, soulève en même temps une méfiance, voire une angoisse, une peur de la machine.
Personnifiée au cinéma, cette peur adopte un visage humanoïde, son incarnation la plus marquante reposant sur la figure du robot. Face aux robots inoffensifs de La Guerre des étoiles ou du nanar populaire Short Circuit, les androïdes de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), le tueur métallique de Terminator (James Cameron, 1984) et le policier robotisé de Robocop (Paul Verhoeven, 1987) représentent assurément la part obscure, le point aveugle du matérialisme technologique des années 80 en incarnant, paradoxalement, la hantise la plus humaine qui soit, à savoir la mort. Le scénario de ces trois films de science fiction repose de manière fondamentale sur la question de la mort, d'un point de vue métaphysique pour Blade Runner (l'androïde incarné par Rutger Hauer, hanté par sa propre finitude, voit sa supériorité de machine remise en cause et sa nature mimétique voler en éclats), conflictuel pour Terminator (une machine devenue consciente, le fameux Skynet, entreprend d'éradiquer le genre humain) et fusionnel pour Robocop (un policier abattu se voit ressuscité sous la forme d'un robot, un exosquelette métallique très sophistiqué le maintenant en vie).
La peur de la machine est indissociable de la terreur inspirée par la mort. Chez Scott (qui opte pour le thriller contemplatif), comme chez Cameron (préférant le genre du film d'action) ou Verhoeven (choisissant la voie de la satire), le robot est une figure de mort. Les androïdes de Blade Runner, en réaction à la peur de leur trépas, tuent à tour de bras leurs créateurs humains dans l'espoir d'obtenir un sursis de vie. En vain. De même dans Terminator, le tueur robotique du futur, incarné par le glaçant Arnold Schwarzenegger, est une véritable machine programmée pour exterminer, sorte d'Antéchrist de métal et de chair artificielle tout droit sorti d'un enfer où régneraient les robots.

Terminator

Mais ce qui pousse le Terminator à agir, c'est la peur obscure éprouvée par l'ordinateur Skynet face à la possibilité de son anéantissement par la main d'un homme (John Connor). Verhoeven pousse la réflexion plus loin encore dans le paradoxe avec Robocop, car si son policier est bel et bien maintenu en vie grâce aux prouesses de la robotique, il est utilisé tel un jouet mortel par des hommes de pouvoir sans scrupules dans le but d'exterminer leurs rivaux, voire les robots créés par ces mêmes rivaux. Un robot destructeur de robots. Le fruit d'une folie meurtrière toute humaine. Ainsi, au-delà de la proposition d'un univers résolument graphique, peinture futuriste du matérialisme des années 80, Scott, Cameron et Verhoeven (tous trois obsédés par l'image pure) mettent en scène le robot, ou plutôt le rapport de l'homme à la machine, comme une vision de notre monde, chacun selon sa propre sensibilité de cinéaste.
Vision mélancolique pour Blade Runnerparanoïaque pour Terminator, satirique pour Robocop. Face à la mort, l'androïde Roy Batty, incarné par Rutger Hauer, apporte une dimension inédite à la figure du robot en explorant sa propre intelligence artificielle jusque dans ses ultimes limites. Présenté d'abord comme un surhomme sur le plan physique, Batty finira littéralement par s'affranchir de sa condition de robot au moment même de sa mort, à travers l'oraison poétique de son existence dérisoire : « J'ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire ! De grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion. J'ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l'ombre de la Porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l'oubli... comme les larmes... dans la pluie... Il est temps de mourir... » L'androïde, condamné à quatre ans d'existence, apparaît dans Blade Runner comme une image tragique radicale, un symbole de finitude absolue, la métaphore extrême de notre propre mort. Dans un registre moins lyrique, mais tout aussi graphique, Cameron opte également pour une représentation spectaculaire du robot. Son Terminator, squelette de métal assassin dissimulé sous une masse musculaire impressionnante, rejoint la figure du surhomme, mais à l'opposé de la conscience torturée des androïdes de Blade Runner.
Le Terminator ne pense pas, il agit. L'intelligence artificielle qui l'anime ne répond qu'à une impulsion unique : détruire. Fantasme militaire du super-soldat dressé pour tuer, obéissant aveuglément aux ordres qu'il reçoit sans jamais se soucier d'une quelconque moralité. Vision cauchemardesque de la volonté de toute puissance de l'Amérique reaganienne, métaphore robotique d'un système politique américain plus agressif que jamais, décidé à régenter le monde d'une main de fer. Cette métaphore, teintée de paranoïa chez Cameron, se voit reprise par Verhoeven, mais sous l'angle de la satire, voire du grotesque. Les machines dans Robocop sont tout aussi meurtrières, mais la représentation ultra-violente de leurs actes confine au carnage cartoonesque. Le réalisateur hollandais, connu pour sa crudité (et sa cruauté) visuelle, détourne la surpuissance du robot en proposant une version excessive de l'homme-machine, où le métal est constamment maculé de torrents de sang.

robocop

À partir de la mise en scène du robot, les trois cinéastes en viennent à proposer une vision du monde comme une gigantesque machine animée. Dans Blade Runner, cette vision repose sur le design futuriste de décors urbains omniprésents : la cité tentaculaire est un monde métallique et hostile. Par l'économie de moyens qui frappe le développement de son Terminator, Cameron opte quant à lui pour une vision moins spectaculaire que celle de Scott, une représentation âpre et tendue de la mécanique du temps, un temps réglable/déréglable à loisir où il est possible de voyager d'une époque à l'autre dans le but de donner la mort (la mission du robot) ou de protéger la vie. Plus grinçant dans sa tonalité, Robocop dépeint la machine politique et financière qui dirige le monde (machine qui n'a plus rien d'humain).
Représentatif à ce titre de l'esprit paradoxal, de l'enthousiasme tourmenté des années 80, le robot dans le cinéma de Scott, Cameron et Verhoeven devient ainsi la vision d'un Mal, vision ballottée entre effroi et fascination face à la technologie. Ce Mal, lié au motif de la création sacrilège, la recréation d'un autre genre d'humain par l'humain, repose au fond sur un thème à la fois éthique et théologique, récurrent, un fil rouge qui relierait les trois films. La figure du père créateur est au cœur de l'intrigue de Blade Runner, les androïdes ne revenant sur Terre que pour lui réclamer un supplément de vie, alors que Terminator pourrait se résumer à l'Apocalypse selon Skynet (destruction de l'humanité par une forme d'intelligence artificielle supérieure, une bête innommable qui fait de la Terre un enfer). Et Robocop n'est-il pas l'histoire d'un « juste » crucifié à coups de fusils à pompe, puis ressuscité en justicier de métal, l'histoire même d'un Christ robotique ?
Un problème éthique irrigue l'intrigue de chacun de ces films : le Mal inhérent à la création du robot par l'homme ne peut engendrer qu'une autre forme de Mal, une rétribution incontrôlable des créatures de métal contre leurs créateurs, la punition d'un péché d'hubris. Dans tous les cas, la création artificielle se retourne toujours contre son géniteur. Jouer aux Dieux en créant des machines à notre image est une promesse de mort inéluctable. Eldon Tyrell, le père des répliquants de Blade Runner, meurt de la main de son « enfant », les yeux crevés et le crâne éclaté. L'ordinateur Skynet organise un véritable génocide des humains grâce aux robots qu'il dérobe à leur contrôle. Le Robocop, quant à lui, finit par tuer l'homme qui l'a exécuté (et qui a contribué, en quelque sorte, à sa création), puis le grand manitou d'une firme de robotique, succombant ainsi aux désirs de vengeance qui palpitaient encore au fond des ruines de sa conscience humaine. Fusion non réversible de la froideur métallique et de la chair pensante, instinct de mort humain gangrenant la machine.

Par-delà leur statut de fictions futuristes, Blade Runner, Terminatoret Robocop n'ont pas fini d'interroger, chacun à leur manière, la part d'ombre du paradis technologique que l'humain n'a de cesse de se bâtir. Témoins oculaires angoissés de l'envers d'une décennie euphorique loin d'être révolue, ces trois œuvres majeures du cinéma de science-fiction résonnent d'une troublante actualité. Qu'adviendra-t-il de la vie humaine lorsqu'elle se sera donnée tout entière aux mirages d'une technologie qu'elle imagine, naïvement peut-être, bienfaitrice ? La société de consommation, en pleine explosion dans les années 80, n'a-t-elle pas déjà fait de l'humanité une horde de robots asservis aux machines du tout-puissant « bien être » ?


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28 mai 2010 5 28 /05 /mai /2010 06:47

bladerunnerfly

Film maudit, incompris, Blade Runner a toujours eu le plus grand mal à trouver sa place dans le paysage cinématographique hollywoodien. Échec cuisant lors de sa sortie en salles, en 1982, mais désormais considéré comme un classique de la science-fiction, ce troisième long-métrage de Ridley Scott, souffre depuis sa conception d'un statut contradictoire : film d'auteur esthétique aux accents métaphysiques pour son réalisateur, authentique blockbuster destiné à récolter un maximum d'entrées en salles pour ses producteurs. La tension qui entoure l'élaboration de Blade Runner s'explique d'abord par le contexte cinématographique du début des années 1980.

La sortie triomphale des premiers épisodes de la saga Star Wars, créée par George Lucas (La Guerre des étoiles, 1977 ; L'Empire contre-attaque, 1980), transforme profondément le genre de la science-fiction en le rendant lucratif et populaire. Désormais ouverte au spectaculaire et adressée à un public de plus en plus jeune, la science-fiction s'éloigne des codes esthétiques que lui avait imposés Stanley Kubrick avec 2001 : l'Odyssée de l'espace, en 1968, film de référence pour Ridley Scott. Assoiffé d'évasion, ébloui par La Guerre des étoiles, le public américain de 1980 réclame du space opera : Robert Wise se plie à l'exercice avec son adaptation filmique de la série Star Trek (Star Trek, le film, 1979), Disney remplit les salles avec Le Trou noir (1980), David Lynch avec Dune, en 1984.

Blade Runner sort en juin 1982 aux États-Unis, au milieu d'une vague de space operas destinés au grand public. A l'instar de 1941 (Steven Spielberg, 1979) ou La Porte du paradis (Michael Cimino, 1980), films d'auteur dotés de budgets colossaux, la fresque ambitieuse de Ridley Scott connaît un échec cuisant et immédiat. Ses paysages urbains noirs et pluvieux, ses personnages torturés, sa violence et son pessimisme déplaisent profondément aux spectateurs, qui préfèrent se consoler du côté de E.T. l'extra-terrestre (Steven Spielberg, 1982). Mais l'échec de 1941 et de La Porte du paradis avait attisé la méfiance des financiers de Blade Runner avant même son tournage. Les deux co-producteurs, Jerry Perenchio et Bud Yorkin, contactés par le producteur Michael Deeley pour obtenir des fonds supplémentaires, s'opposent violemment à Ridley Scott, perfectionniste, désireux de livrer une œœuvre personnelle, artistiquement très aboutie. Habitué, en effet, à une grande liberté de création sur ses deux premiers films (Les Duellistes, 1977, et Alien, 1979), qu'il a réalisés en Angleterre, Scott ne connait pas les rouages du système hollywoodien quand Deeley lui confie la réalisation de son nouveau projet, l'adaptation d'un roman de science-fiction de Philip K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, rebaptisé pour cette occasion Dangerous Days puis Blade Runner, en référence au titre d'un roman de William S. Burroughs (Blade Runner : a movie, 1979).

Lorsque le cinéaste est contacté, pendant la post-production de Alien, le projet Blade Runner est déjà bien avancé, l'auteur Hampton Fancher ayant déjà proposé plusieurs scénarios à Michael Deeley, son ami producteur. Ridley Scott refuse dans un premier temps, guère convaincu par le dernier script de Fancher, qu'il juge trop littéraire, trop romantique. Abandonnant le tournage de Dune (qui sera repris par David Lynch), à cause de la mort de son frère aîné, Scott souhaite néanmoins se remettre au travail au plus vite. Il finit par accepter l'offre de Deeley, à condition que le scénario soit entièrement réécrit sous sa supervision. Officiellement engagé le 21 février 1980, le cinéaste ne s'entend guère avec Hampton Fancher, qui ne supporte pas l'idée de voir son travail de scénariste remis en question et qui n'en finit pas de proposer des versions à peine remaniées de son script. À seulement douze semaines de la date du tournage, Ridley Scott ne dispose toujours pas d'un scénario qui lui convienne. Un nouvel auteur, David Peoples (futur auteur de L'Armée des 12 singes) est alors contacté pour remplacer Fancher et retravailler dans l'urgence le script de Blade Runner, de concert avec Scott. Respectant à la lettre les volontés du réalisateur, il ne garde que les meilleures scènes de la version de Fancher, procède à des coupes majeures, réécrit presque entièrement les dialogues, multiplie les indications sur l'univers visuel du film. Fancher avait imaginé un film d'acteurs presque entièrement en intérieur, Scott et People l'extériorisent. Selon Deeley, le travail de Fancher était élégant, mais ne suffisait pas à faire un film. Peoples se montre plus direct, plus efficace que son prédécesseur, parfaitement en phase avec les idées visuelles de Scott, il fait ce qu'on lui demande. Si Fancher parle encore avec une certaine amertume de son éviction du poste de scénariste, il s'est désormais résolu à reconnaître l'importance du travail de réécriture de Peoples, qui a réellement permis à Blade Runner de voir le jour, donnant à son intrigue sa forme définitive.

Si son générique présente Blade Runner comme une adaptation du roman de Philip K. Dick de 1968, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, il serait plus juste de parler de libre adaptation. Le travail de scénarisation effectué par Hampton Fancher, puis David Peoples sous la direction de Ridley Scott, a progressivement dépouillé l'intrigue de ses éléments les plus abstraits, les plus mystiques (pratique du Mercerisme, religion basée sur l'empathie collective, utilisation de l'orgue d'humeur, machine destinée à réguler la personnalité et l'humeur de son possesseur...), pour n'en garder que la trame policière principale. À Los Angeles, en 2019 (San Francisco, 1992, chez K. Dick), Rick Deckard est un « blade runner », un policier spécialisé dans la traque et l'exécution d'androïdes, appelés répliquants, semblables en tous points aux humains, à ceci près qu'ils sont plus endurants, plus forts et pourvus d'une durée de vie limitée à quatre ans. Son chef de brigade, le capitaine Bryant, le contacte alors qu'il vient tout juste de prendre sa retraite. Il le charge de retrouver et de supprimer un groupe de répliquants revenus sur terre après s'être échappés d'une colonie spatiale, où ils étaient affectés. Deckard s'acquitte de sa tâche, éliminant un à un les répliquants à travers le brouillard et la pluie pollués de la métropole tentaculaire, pendant que Roy Batty, leur meneur, se lance à la recherche de leur créateur, pour lui réclamer un supplément de vie. Dans sa mission, Deckard rencontre Rachel, un androïde doté d'une mémoire et de sentiments, dont il tombe amoureux. La quête du blade runner s'achève sur le toit d'un immeuble, au bord du vide, sous une pluie battante : Roy Batty sauve Deckard, son limier, d'une chute fatale, avant de s'éteindre doucement sous ses yeux, parvenu au terme de ses quatre ans d'existence.

David Peoples termine l'écriture du scénario peu de temps avant le début du tournage. Les décors sont déjà prêts, le casting est au complet, l'intrigue et son déroulement conviennent enfin à Ridley Scott et à Michael Deeley, qui décident de lancer la production, après avoir réuni tous les fonds nécessaires à son financement. À peine sorti des différends rencontrés avec Hampton Fancher, le cinéaste britannique et son producteur se voient alors immédiatement confrontés à une longue série de problèmes, la plupart provoqués par le perfectionnisme de Scott, très mal vu à Hollywood. Dès le premier jour de tournage, le matin du 9 mars 1981, le réalisateur s'aperçoit que les colonnes du décor (le vaste bureau du Docteur Eldon Tyrell, créateur des répliquants) ont été montées à l'envers.

Scott refuse de tourner avant que l'erreur ne soit réparée. Les décorateurs démontent les colonnes, les remontent dans le bon sens, et après sept heures de travail acharné, le tournage peut enfin commencer. Dès le départ, les prises de vue vont ainsi prendre cinq jours de retard, Scott affichant un pointillisme qui n'est pas du goût de son équipe technique. La production le voit d'un mauvais œœil, s'inquiète de la perte de temps et d'argent que lui fait subir le cinéaste. Scott filme trop, selon Yorkin et Perenchio, épouvantés par le nombre souvent élevé de prises pour un seul plan. Scott, tout comme son acteur Rutger Hauer (l'interprète hollandais de Roy Batty) étant nouveaux à Hollywood, ils rencontrent bien des difficultés d'adaptation. Scott, particulièrement, ne supporte pas d'avoir affaire à des intermédiaires pour la réalisation, il est habitué à être son propre chef-opérateur. Pendant toute la durée du tournage de Blade Runner, il n'aura de cesse d'affirmer son statut d'auteur : malgré le caractère collectif du film, il se revendique comme seul maître à bord, celui qui détient les clés, la vision du film, qui prend tous les risques nécessaires pour concrétiser cette vision. Pour lui, l'équipe technique et les acteurs ne sont qu'à son service. Dans son autobiographie, Deer Hunters, Blade Runners & Blowing the Bloody Doors Off : My Life in Cult Movies, Michael Deeley écrit à propos de la tension qui régnait sur le tournage : « On a l'espoir, le Jour-J, quand la première réplique est prononcée, quand le premier plan est dans la boîte, que tout ira bien, que tout marchera comme sur des roulettes, semaine après semaine, sans problème. Selon la fameuse formule de Ridley, chaque film ressemble à une bataille. Sauf que Blade Runner, c'était la Première et la Deuxième Guerres Mondiales réunies. Je me suis armé de courage pour la plus énorme entreprise de ma carrière. »

BladeRunner-full

Le tournage de Blade Runner devient très vite une véritable épreuve, pour les techniciens comme pour les acteurs. Si Michael Deeley évoque le caractère éprouvant des nombreuses prises nocturnes, dans des décors inondés de pluie artificielle et saturés de fumée, les témoignages des autres participants, recueillis par Charles de Lauzirika dans son documentaire Dangerous Days : Making Blade Runner, rapportent les difficultés imposées par la rigueur du cinéaste. Joanna Cassidy, qui incarne la répliquante Zhora, affirme que « la tension et l'atmosphère qui régnaient étaient palpables. » Douglas Trumbull, superviseur des effets spéciaux (déjà sur 2001 : L'Odyssée de l'espace, de Kubrick, et Star Trek : le film, de Robert Wise) insiste sur l'incompréhension générale qui a toujours entouré le film : « Je ne crois pas que l'équipe comprenait jusqu'où Ridley voulait aller. » Selon le scénariste et co-producteur Hampton Fancher, « tout le monde détestait le chaos qui régnait sur le plateau. Ils ne voulaient plus faire de film après avoir travaillé sur celui-là. » Mais Ridley Scott se défend, animé par une foi inébranlable dans ses méthodes : « Je voulais montrer la beauté, tous les plans devaient être superbes. Mon arme, c'est ma caméra et j'obtiendrai d'elle ce que je veux. Si vous êtes avec moi, tant mieux. Si vous n'êtes pas avec moi, tant pis pour vous. » Harrison Ford, engagé comme acteur principal pour le rôle du blade runner Rick Deckard, sera le premier à pâtir de la manière de travailler du cinéaste. « Ce n'était pas un tournage agréable » confirme-t-il encore aujourd'hui. Il se sent délaissé, accusant Ridley Scott de trop se soucier de ses images, au point d'oublier de le diriger. Une tension grandissante s'installe entre les deux hommes. Néanmoins, l'écrivain Paul M. Sammon, auteur de l'ouvrage Future Noir : The Making of Blade Runner, également interrogé par Lauzirika, ne voit pas leur conflit comme une mauvaise chose vis-à-vis du film, allant même jusqu'à avancer que l'état de tristesse et de fatigue extrême de Harrison Ford sur le plateau s'est finalement révélé favorable à la psychologie de son personnage. Et Scott de se défendre en affirmant que Ford était déjà un comédien professionnel capable de se gérer seul. L'acteur est depuis revenu sur son comportement : « Il y a toujours de la tension avec les grands films ambitieux. »

La tension s'aggrave plus encore entre le réalisateur et son équipe, au fur et à mesure que le tournage avance. Afin d'obtenir l'éclairage idéal pour ses scènes d'extérieur, Ridley Scott privilégie les séances de prises de vues nocturnes. Blade Runner comptera trente-trois nuits complètes de travail. Enchaînant en moyenne quatorze heures quotidiennes de tournage, avec parfois des heures supplémentaires à l'aube, l'équipe technique se retrouve rapidement exténuée, à bout de nerfs. Dans son autobiographie comme dans le documentaire de Lauzirika, Michael Deeley rapporte un épisode de grande tension sur le tournage. Certaines personnes dans l'équipe se sont mises à porter des T-shirts affichant le slogan « Yes Guv'nor ! My ass ! », pour protester contre Scott, en réaction à un article de journal où il affirmait sa satisfaction de tourner avec des techniciens anglais. Scott se rend alors sur le tournage avec un T-shirt affichant « Xenophobia sucks » et un béret affublé de l'insigne « Guv' ». Le matin même de l'incident, les T-shirts « Yes Guv'nor ! My ass ! » disparaissent les uns après les autres. Une joute de tournage révélatrice de la mauvaise intégration des auteurs anglais dans le paysage hollywoodien du début des années 1980.

Comble de la pression, une lettre des avocats de Jerry Perenchio, épouvanté par le dépassement de budget du film (10%), parvient à Michael Deeley juste avant la fin du tournage, annonçant le renvoi de toute l'équipe. La lettre n'aura aucun effet sur Scott, qui restera jusqu'au bout sur le plateau pour achever les prises de vue de son film. Il supervisera également en personne la confection des plans d'effets spéciaux, ainsi que le montage, confié à Terry Rawlings, déjà engagé sur Alien et futur monteur de Legend (1985), fresque d'heroic fantasy que réalisera Scott quelque temps après. La post-production de Blade Runner souffre des mêmes tensions que celles rencontrées sur son tournage. Si Scott se montre enthousiaste vis-à-vis du premier montage de son film, Hampton Fancher le déteste, allant jusqu'à accuser le réalisateur d'avoir gâché son scénario. Jerry Perenchio et Bud Yorkin jugent le film incompréhensible, insistent pour que Harrison Ford enregistre des commentaires en voix-off qui rendraient l'intrigue plus accessible, ouvrent un débat autour d'un happy-end.

Autant de choix que Ridley Scott rejette. Mais le système des studios hollywoodiens n'accordant pas aux réalisateurs le final cut de leurs œœuvres, il devra se plier aux décisions de ses producteurs. « Je savais que j'avais fait un bon film » se rassure-t-il. Cependant, la version du film sortie le 25 juin 1982 dans les salles de cinéma américaines ne correspond en rien à sa vision. Affublé d'une voix-off explicative de Deckard, censuré et terminé par un happy-end poussif empruntant ses images d'une nature idyllique aux rushes non retenus par Kubrick pour l'ouverture de Shining, Blade Runner est un échec commercial, accueilli froidement par les critiques du monde entier. Ridley Scott devra attendre un quart de siècle et de multiples versions successives de son film (version européenne de 1982, director's cut de 1992, final cut de 2007) avant de pouvoir livrer sa vision d'un des tout premiers films artistiques de science-fiction. Si, en 1982, le public s'attendait, à la vue du nom de Harrison Ford, à un énième avatar d'Indiana Jones ou de Star Wars, Blade Runner a surtout pâti de la sortie d'Alien, d'une part, les amateurs du genre réclamant de la violence et de l'horreur, d'autre part du succès colossal de E.T. l'extra-terrestre, film de consolation par excellence, et de la sortie en masse de blockbusters destinés au grand public : Star Trek 2, Poltergeist, Conan le barbare, Tron, Rocky III. Les spectateurs ne voulant plus des films dépressifs des années 1970, les années 1980 leur offrent une nouvelle ère cinématographique, résolument optimiste. En 1982, Blade Runner fait tâche parmi les nouveaux-nés du cinéma reaganien.

Incompris en son temps, film culte aujourd'hui, la fresque futuriste de Ridley Scott est passée par une multitude de formes et de supports, à travers ses différentes versions, et une réception non moins multiple (ses détracteurs n'y voient qu'une coquille vide, ses admirateurs le Casablanca de la science-fiction), pour finalement aboutir, en 2007, à sa version définitive, son final cut, entièrement supervisée par le cinéaste, née sous le signe du repentir de ses producteurs : « Aujourd'hui, Scott mériterait une ovation, pour sa vision. » déclare désormais Bud Yorkin. Si le temps a fait de Blade Runner un classique de la science-fiction, son instabilité formelle, sa longue gestation, constituent un terrain d'analyse encore trop peu approfondi. Comment regarder de nos jours la forme dite finale d'un film qui a connu non seulement une conception chaotique mais aussi une post-production de vingt-cinq années ? Comment le réalisateur de Blade Runner, à travers les innombrables détours que son œœuvre a connus, est-il parvenu à en retrouver finalement la vision originelle ? Comment du chaos s'est créée la vision unique de ce film ? Cela revient à se poser la même question que David Peoples, insistant sur son caractère novateur : comment préparer le public à voir quelque chose d'aussi différent ? Ridley Scott avait une vision profondément personnelle, une « pré-vision » artistique de Blade Runner, pétrie d'images séminales, de Metropolis de Fritz Lang, aux univers torturés de la revue Métal hurlant. Un œœil d'artiste-peintre préservant dans la mémoire de sa rétine les visages de femmes fatales et d'enquêteurs solitaires, l'atmosphère tranquillement pesante du Nighthawks de Hooper, le grouillement des mégapoles. Privé de sa vision pendant deux décennies, le cinéaste avance, aveugle, à la recherche de son œœuvre déchue, éparpillée. « J'ai vu tant de choses, que vous, humains, ne pourriez croire... » murmure le répliquant juste avant de mourir, juste avant de fermer les yeux sur sa courte vie. Mais c'est grand ouvert que l'œœil doit trouver le sens de sa vision, de l'imaginaire visuel qu'il a créé, des obsessions qu'il a projetées, de l'héritage qu'il a laissé.

 

 

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16 mars 2010 2 16 /03 /mars /2010 00:19

bateman batman       

Quelqu'un a-t-il déjà remarqué le troublant parallèle entre deux rôles majeurs de l'irascible Christian Bale ? En 1998, il crève l'écran avec American Psycho en incarnant le golden boy psychopathe Patrick Bateman, figure géniale mais totalement incomprise du mal le plus absolu. Presque 10 ans plus tard, on le retrouve dans un des plus obscurs films de super héros : Batman begins, de Christopher Nolan. Là encore, difficile de fermer les yeux sur la part de monstruosité du personnage. Une seule lettre différencie le courtier de Wall Street du justicier de Gotham.

Mais à regarder de plus près, ils se ressemblent en tous points. Même aspect physique : Bateman et Wayne sont deux beaux gosses bodybuildés, débordant de classe et de charisme. Même milieu social : ils sont issus des classes aisées d'une grande métropole américaine. Même extravagance : la baignade publique avec les deux mannequins dans Batman begins ne va pas sans rappeler la délirante scène de sexe filmée avec les deux prostituées dans American Psycho. Mêmes méthodes : les deux personnages exterminent les "déchets" de la société à laquelle ils appartiennent. Même philosophie, même morale : faire le bien en éradiquant la vermine. A ce titre, selon un certain point de vue qui peut déplaire, Bateman est lui aussi un justicier, puisqu'il agit selon sa propre justice.

D'autant plus que le traitement visuel à l'écran rapproche plus encore les deux personnages : ils atteignent littéralement le statut d'icône démoniaque. Bateman et Batman sont des anges noirs, des anges de l'abîme (cf. le fameux plan dans lequel Christian Bale déambule dans une rue sombre, auréolé d'une lumière spectrale, avant d'assassiner un clochard, rappelle très directement l'inoubliable silhouette du super héros). Toujours est-il que ce rapprochement repose entièrement sur le jeu très personnel de Christian Bale, qui a su, inconsciemment ou non, donner des traits communs à ses deux rôles, tout en leur laissant assez de différences pour finalement leur conférer une personnalité tangible, terriblement réaliste.

Et si l'on veut pousser la ressemblance jusqu'au bout, on peut se demander quelle est la faille, la blessure secrète de Patrick Bateman. Celle de Bruce Wayne est aisément identifiable, liée à un traumatisme d'enfance. Celle du vilain courtier constitue quant à elle le trou noir, le fameux vide existentiel qui gangrène American Psycho. Si le costume de Batman est en kevlar, dans quelle matière noire Bateman a-t-il forgé son "masque" ? D'où lui vient son petit sourire carnassier ? On ne saura probablement jamais rien de l'intériorité de "Pat" - et c'est tant mieux - car il n'est tout simplement pas "là".

 

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