L'Amérique est malade. Malade de la violence qui la ronge. Malade du théâtre cruel de ses rues. Malade de ses espérances mutilées. Le constat passe pour un pur cliché, un lieu commun tellement rebattu qu'il finit par lasser ou passer à côté de la plaque (Precious et son délire de persécution outrancièrement larmoyant, par exemple). Évitant en permanence de sombrer dans le recyclage tranquille, L'Élite de Brooklyn se révèle surprenant, dans la mesure où il dynamite littéralement les clichés liés au malaise américain. Sa méthode ? La peinture frontale, âpre et sans concession d'une société à l'agonie, qui perd tous les jours un peu plus les pédales. Pas de larmes, pas de pitié, pas de complaisance, pas de jugement : une noirceur sans fard, à l'état brut, taillée dans la chair de l'horreur, brandie telle quelle devant les yeux du spectateur.
Trois policiers, trois histoires. Sal (Ethan Hawke) est un père de famille désespéré par la précarité de son foyer. Eddie (Richard Gere) est un paumé, à une semaine de la retraite, séparé de sa femme, client régulier d'une prostituée qu'il rêve de libérer, fermant lâchement les yeux sur les horreurs du monde. Tango (Don Cheadle) est un flic infiltré dans un gang, qui ne supporte plus sa double vie, terrifié par son penchant de plus en plus prononcé pour les méthodes mafieuses, luttant constamment pour rester humain. Les trois personnages ne se rencontrent jamais réellement, se croisant furtivement à deux ou trois reprises, mais l'imbrication de leurs existences par le scénario et le montage du film parvient à créer un lien puissant entre eux. S'ils sont visuellement séparés, l'intrigue les place dans un prolongement quasi poétique, les réunissant autour d'une quête commune, la quête d'un mieux-être. Pas vraiment une rédemption (même le personnage pieux que joue Ethan Hawke n'y croit pas), juste une vie meilleure, loin de leur quotidien d'horreur et de sang. Mais cette horreur, ce sang, les dépassent, les écrasent toujours, comme une prison tragique.
Le scénario enferme les trois protagonistes dans une spirale mortifère, construite au gré d'audacieuses et magnifiques séquences montées en parallèle. On avance dans la noirceur inexorable, en aveugles, comme sombrant dans une profonde mare de goudron. Plus on s'approche du dénouement, plus la nuit tombe. Les cadavres s'amoncellent dans les rues. Le décor entier est une menace, la mort frappant partout, sans crier gare. L'angoisse suinte au fil de travellings fantomatiques rivés à des personnages haletants, fatigués, en bout de course. La scène finale, ahurissant carnage où le sang coule à flots, sombre et poisseux, où les corps se cassent, se trouent et s'effondrent, n'est plus qu'une esquisse d'ombres opaques et de lueurs floues, aveuglantes. La prétendue lumière blanche de la mort n'est plus qu'une aura dérisoire.
L'Élite de Brooklyn, avec son titre tristement cynique, sa mise en scène élégamment carnassière, ses acteurs écorchés (tous convaincants), se contemple d'abord comme une peinture des maux de l'Amérique actuelle. La vision ultra-violente d'un pays angoissé, sous la forme d'un impeccable polar. Rarement la noirceur aura eu droit à un écrin si amer, si hypnotique. Quand on sait qu'Antoine Fuqua est capable du pire (Les Larmes du soleil, Le Roi Arthur), on ne peut que se délecter de cette excellente surprise.