AI : Intelligence artificielle (Artificial Intelligence : AI, 2001). Adaptation d'une nouvelle de Brian Aldiss, Supertoys last all summer long, que Stanley Kubrick avait commencé à scénariser avant sa mort, AI marque le grand retour de Spielberg au genre qui avait fait sa gloire dans les années 80, la science-fiction. Dans la lignée de E.T., le cinéaste donne à son film la tonalité d'un conte, la naïveté et l'insouciance en moins, en narrant le triste destin d'un enfant-robot abandonné par sa famille d'accueil, qui dans sa solitude se lancera à la recherche d'une bonne fée. Autant Spielberg avait ouvert les années 90 par un film enfantin, Hook, autant il entre dans la décennie 2000 avec une mise à mort douloureuse de l'enfance. David, le petit héros de AI incarné par Haley Joel Osment, n'est qu'un simulacre d'humain, une réplique mécanique d'enfant qui cherche à tout prix à devenir vivant, n'y parvenant jamais sinon au détour d'un dénouement désespéré, d'une illusion totale. L'enfance, en tant qu'âge innocent et rêveur, n'a plus sa place dans les films de Spielberg. On suit les tribulations d'un enfant qui n'en a que l'apparence physique, une marionnette en quête d'âme, un Pinocchio post-moderne plongé dans un monde adulte impitoyable, où règnent la luxure (Rouge Ville) et la violence la plus abjecte (tournois de destruction de robots). D'une beauté visuelle troublante, permise par le génie pictural de Kaminski, AI est une fable aussi cruelle que fascinante, mais surtout paradoxale, dans la mesure où les robots, à l'instar de ceux de Blade Runner, représentent le dernier bastion d'une humanité perdue par l'homme, à l'image de Gigolo Joe (robot conçu pour le plaisir, incarné par Jude Law), qui semble être le seul personnage capable d'amour, la mère adoptive de David renonçant à le garder auprès d'elle. AI donne le ton d'une nouvelle ère dans l’œuvre de Spielberg : voici venu le temps de la désillusion, de l'amertume et de la mélancolie.
Arrête-moi si tu peux (Catch me if you can, 2002) : Inspiré de l'histoire vraie de Frank Abagnale Jr., fraudeur de génie, Arrête-moi si tu peux dresse le portrait d'un jeune homme qui a fait de la facétie son art de vivre. Sur un ton faussement léger, Spielberg semble se montrer lui-même à travers le personnage interprété par Leonardo DiCaprio (à ses débuts, Spielberg se serait incrusté dans les studios Universal en les bernant...). Mais si la vie d'Abagnale relève de la pure mise en scène, un spectacle permanent, aussi grisant que risqué, le cinéaste insiste en filigrane sur le caractère tragique de ce spectacle, sur sa coulisse pleine de douleurs maquillées. Abagnale se joue de tout le monde, à la manière d'un enfant qui refuserait de grandir, de s'adapter, de se couler dans le moule de la morne sphère des adultes, alors que l'enfant en lui est mort, dévasté depuis le jour où ses parents se sont séparés. Plus qu'un élément autobiographique, Spielberg fait de cette dévastation le moteur d'une mise en scène sans temps mort, effrénée, virevoltante. L'énergie colossale qui émane du film est un masque, un cache-misère, car si Abagnale court tout le temps, c'est pour mettre le plus de distance entre lui et le fantôme inavouable de son enfance brisée. Se dérobant sans cesse à notre emprise, comme il échappe toujours aux autorités, le personnage de DiCaprio ne parvient cependant jamais à faire taire la douleur qui hurle au fond de lui, qui l'aveugle sur lui-même. Sous la légèreté de la forme (images rayonnantes et musique enjouée), une ombre s'agite en permanence, entre les fêlures d'un film qui cherche, comme son protagoniste blessé, à nous berner. Le titre – Arrête-moi si tu peux – lancé comme un défi au spectateur, se donne ainsi à lire comme l'invitation à un jeu à la fois ludique et triste. Il s'agit alors autant de découvrir le vrai visage d'Abagnale, à travers ses multiples identités, que celui de Spielberg, à travers les multiples formes de son cinéma. Assurément l'un des films les plus personnels et les plus accomplis de son auteur.
Minority Report (2002) : Adaptée d'une nouvelle de Philip K. Dick, cette quatrième incursion de Spielberg dans le genre de la science-fiction se donne à voir comme l'aboutissement le plus pessimiste, le plus désespéré de sa vision de l'homme, prenant place dans un futur où l'humain n'est plus maître de son destin (crime réprimé avant même d'être commis, contrôles d'identité oculaire omniprésents...). La déshumanisation repose essentiellement dans Minority Report sur le rapport de l'humain à l'image. Spielberg met en scène, de manière terrifiante et crédible, une impuissance du sens de la vue. L'image manipule, l'image n'est pas fiable, l'image est traîtresse. Victime des images de son futur, le personnage incarné par Tom Cruise va se lancer dans une quête vitale pour sa survie : réapprendre à voir, à voir vraiment. Guidé par les paroles prophétiques d'Agatha, voyante utilisée par la police pour prévoir les crimes (répétition litanique de la réplique « Can you see ? »), le héros ira jusqu'à se faire changer les yeux pour voir autrement, réellement. « Parfois, pour voir la lumière, il faut affronter les ténèbres... » : expérience de la noirceur, Minority Report met à mort, avec ses images sales, désaturées et glaçantes, l'iconographie enchantée des précédents films de Spielberg. Thriller quasi expressionniste, angoissant et torturé, le film est autant un manifeste du nouveau cinéma spielbergien qu'une réinvention radicale du genre de la science-fiction, à des années-lumière de la mode du space opera, relancée par George Lucas avec La Menace fantôme, mais surtout L'Attaque des clones, sorti quelques mois avant Minority Report. On est plus proche de la noirceur de Blade Runner, également adapté d'une œuvre de K. Dick, que des péripéties chatoyantes de la saga Star Wars. Si Spielberg et Lucas sont souvent complices (Indiana Jones), leurs visions du cinéma se révèlent toujours plus divergentes.
Le Terminal (The Terminal, 2004) : Aussi sous-estimé que l'était Always en 1989, Le Terminal se regarde d'abord comme une comédie. Mais, s'inscrivant dans la lignée thématique et symbolique de Minority Report, cette comédie s'avère moins inoffensive qu'elle n'en a l'air. Bâtie comme un huis clos, l'intrigue se déroule entièrement dans un aéroport, décor de verre et de métal, tout en transparences sournoises. Car Spielberg filme l'envers de la transparence : le décor de l'aéroport permet de tout voir (surfaces vitrées et caméras omniprésentes), mais il s'agit d'un leurre, d'un trompe-l’œil. L'aéroport, véritable vitrine des États-Unis, est emblématique des ambiguïtés, des ambivalences, de la double face d'une nation qui se prétend ouverte, accueillante, mais qui se révèle, quand on la regarde attentivement (ce sera tout l'apprentissage du personnage apatride incarné par Tom Hanks) comme une véritable prison, un seuil carcéral, un purgatoire. L'étranger est comme un sujet de laboratoire, soumis aux règles absurdes d'une société schizophrène, montrant un visage souriant tout en tâtant votre être d'une main paranoïaque. Plus qu'une comédie, Le Terminal est une satire grinçante, venant à nouveau témoigner du regard acide que lance Spielberg sur ses contemporains. Son regard, ici ironique, s'assombrira dans Munich, quelques années plus tard.
La Guerre des mondes (War of the Worlds, 2005) : Spielberg revient encore une fois à la science-fiction en adaptant le célèbre roman éponyme de H.G. Wells. Disséquant le sentiment viscéral d'une peur de la fin du monde face à une attaque massive d'aliens belliqueux, Spielberg accouche d'une œuvre terrifiante, à la croisée du film catastrophe et du survival, dans un style visuel traumatisant, hanté par des images de mort permanentes. Afin de plonger son spectateur au plus profond de l'horreur, Spielberg filme la destruction du monde d'un point de vue strictement humain, sans jamais verser dans le pathos ou le spectaculaire gratuit, tellement humain qu'il va jusqu'à désinvestir Tom Cruise de son aura de star hollywoodienne pour lui faire endosser le rôle d'un loser, incapable de garder sa famille intacte. Si le film est efficace, à la portée d'un large public, le cinéphile averti pourra y voir l'affirmation des obsessions d'un auteur angoissé, qui emprunte en virtuose les moyens du cinéma populaire pour les exorciser.
Munich (2006) : Spielberg revient au genre du film historique en relatant, d'une manière quasi documentaire, l'attentat des JO de Munich en 1972, durant lequel plusieurs athlètes israéliens ont été exécutés. L'horreur, filmée fébrilement, caméra à l'épaule, comme un témoin direct, se révèle ici impartiale. Spielberg, accusé à tort d'épouser la cause israélienne, ne prend en effet partie pour personne, allant même jusqu'à renvoyer dos à dos les camps adverses. Il s'attache à montrer, le plus objectivement, le plus crûment possible, d'un œil aussi désespéré que pessimiste, voire nihiliste, la barbarie humaine. La froideur de la mise en scène glace le sang, empêchant le spectateur de s'attacher au protagoniste (incarné par Eric Bana) et à ses acolytes. Il n'y a pas de héros dans Munich. Seulement des terroristes vengeurs face à d'autres terroristes. Seulement des morts abjectes, absurdes. Vision cauchemardesque d'un cercle vicieux dont il semble impossible de sortir. Nul happy end hollywoodien, mais un goût de sang, un malaise tenace qui n'a pas fini de hanter nos consciences.
Indiana Jones et le Royaume du Crâne de cristal (Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull, 2008) : Presque 20 ans après Indiana Jones et la dernière croisade, Spielberg met à nouveau en scène son archéologue fétiche, toujours incarné par Harrison Ford. Éreinté par la critique et les fans de la franchise, ce quatrième opus ne convainc pas, faisant même l'objet de railleries face à des éléments jugés trop fantasques : êtres venus d'ailleurs, le héros survit à une explosion nucléaire en s'enfermant dans un réfrigérateur... On est en droit de se demander en quoi le délire déployé ici par Spielberg serait moins légitime que dans les précédents volets. Arche d'Alliance capable de désintégrer des humains, sorcier plongeant sans bavure sa main dans la poitrine de ses victimes, découverte du Saint Graal... Pourquoi les péripéties abracadabrantesques des trois premiers opus seraient-elles plus acceptables que celles du quatrième ? Il est évident que Spielberg et Lucas n'ont jamais recherché la moindre crédibilité en mettant en scène les aventures d'Indiana Jones, bien au contraire. D'une facture audio-visuelle irréprochable, porté par une atmosphère à la fois drôle et nostalgique, Indiana Jones et le Royaume du Crâne de cristal peut se révéler décevant dans son manque évident de fraîcheur et de spontanéité, son rythme moins effréné. Mais Spielberg s'en sort haut la main en tournant la vieillesse de son héros à son avantage, à travers un sens savoureux de l'auto-dérision. Une récréation bien méritée, à revoir peut-être sans cynisme, comme un échauffement joyeux avant l'adaptation des Aventures de Tintin.
Revoir Spielberg - les années 1990 : la décennie paradoxale / Revoir Spielberg - les années 1980 : l'envol d'un auteur hollywoodien / Revoir Spielberg - les années 1970 : de Duel à l'échec de 1941