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1 juillet 2012 7 01 /07 /juillet /2012 11:13

Critique rédigée dans le cadre du cycle « Ô mon robot » sur Seuil critique(s)

 

Sur Blade Runner, Terminator et Robocop.

blade-runner2

Que reste-t-il du cinéma américain des années 80 dans la mémoire de nos rétines ? Pour nombre d'entre nous, une vague de films commerciaux grand public (Star Wars, Indiana Jones, Retour vers le futur...), œuvres de divertissement devenues cultes au fil du temps par la force de séduction de leurs images bigarrées et de leurs répliques marquantes. Pour d'autres, le porte-étendard démodé d'une propagande reaganienne revancharde (Rambo, Delta Force...) totalement manichéenne, peuplée de héros guerriers invincibles incarnés par des acteurs de muscles... et de muscles (Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Chuck Norris...). Les années 80, et plus particulièrement celles des États-Unis, restent associées à un matérialisme forcené, symbole d'une société ne vivant plus que pour consommer, se traduisant dans les salles obscures par une transformation radicale des modes de production.

C'est l'âge d'or des blockbusters, initié quelques années plus tôt par Les Dents de la mer (Steven Spielberg, 1975) et La Guerre des étoiles (George Lucas, 1977). Ce matérialisme, qui ira jusqu'à s'ériger en esthétique pour le cinéma des années 80, est indissociable des innovations technologiques de la décennie : c'est la naissance des ordinateurs compacts (le premier PC est lancé par IBM), l'apparition du CD-ROM, la création des grands systèmes d'exploitation (Windows, Macintosh) par Apple et Microsoft, le lancement du téléphone cellulaire digital... Cette révolution technologique, si elle provoque d'abord un sentiment général d'euphorie face aux « merveilleuses » potentialités d'assistanat pour la vie humaine, soulève en même temps une méfiance, voire une angoisse, une peur de la machine.
Personnifiée au cinéma, cette peur adopte un visage humanoïde, son incarnation la plus marquante reposant sur la figure du robot. Face aux robots inoffensifs de La Guerre des étoiles ou du nanar populaire Short Circuit, les androïdes de Blade Runner (Ridley Scott, 1982), le tueur métallique de Terminator (James Cameron, 1984) et le policier robotisé de Robocop (Paul Verhoeven, 1987) représentent assurément la part obscure, le point aveugle du matérialisme technologique des années 80 en incarnant, paradoxalement, la hantise la plus humaine qui soit, à savoir la mort. Le scénario de ces trois films de science fiction repose de manière fondamentale sur la question de la mort, d'un point de vue métaphysique pour Blade Runner (l'androïde incarné par Rutger Hauer, hanté par sa propre finitude, voit sa supériorité de machine remise en cause et sa nature mimétique voler en éclats), conflictuel pour Terminator (une machine devenue consciente, le fameux Skynet, entreprend d'éradiquer le genre humain) et fusionnel pour Robocop (un policier abattu se voit ressuscité sous la forme d'un robot, un exosquelette métallique très sophistiqué le maintenant en vie).
La peur de la machine est indissociable de la terreur inspirée par la mort. Chez Scott (qui opte pour le thriller contemplatif), comme chez Cameron (préférant le genre du film d'action) ou Verhoeven (choisissant la voie de la satire), le robot est une figure de mort. Les androïdes de Blade Runner, en réaction à la peur de leur trépas, tuent à tour de bras leurs créateurs humains dans l'espoir d'obtenir un sursis de vie. En vain. De même dans Terminator, le tueur robotique du futur, incarné par le glaçant Arnold Schwarzenegger, est une véritable machine programmée pour exterminer, sorte d'Antéchrist de métal et de chair artificielle tout droit sorti d'un enfer où régneraient les robots.

Terminator

Mais ce qui pousse le Terminator à agir, c'est la peur obscure éprouvée par l'ordinateur Skynet face à la possibilité de son anéantissement par la main d'un homme (John Connor). Verhoeven pousse la réflexion plus loin encore dans le paradoxe avec Robocop, car si son policier est bel et bien maintenu en vie grâce aux prouesses de la robotique, il est utilisé tel un jouet mortel par des hommes de pouvoir sans scrupules dans le but d'exterminer leurs rivaux, voire les robots créés par ces mêmes rivaux. Un robot destructeur de robots. Le fruit d'une folie meurtrière toute humaine. Ainsi, au-delà de la proposition d'un univers résolument graphique, peinture futuriste du matérialisme des années 80, Scott, Cameron et Verhoeven (tous trois obsédés par l'image pure) mettent en scène le robot, ou plutôt le rapport de l'homme à la machine, comme une vision de notre monde, chacun selon sa propre sensibilité de cinéaste.
Vision mélancolique pour Blade Runnerparanoïaque pour Terminator, satirique pour Robocop. Face à la mort, l'androïde Roy Batty, incarné par Rutger Hauer, apporte une dimension inédite à la figure du robot en explorant sa propre intelligence artificielle jusque dans ses ultimes limites. Présenté d'abord comme un surhomme sur le plan physique, Batty finira littéralement par s'affranchir de sa condition de robot au moment même de sa mort, à travers l'oraison poétique de son existence dérisoire : « J'ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire ! De grands navires en feu surgissant de l'épaule d'Orion. J'ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l'ombre de la Porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l'oubli... comme les larmes... dans la pluie... Il est temps de mourir... » L'androïde, condamné à quatre ans d'existence, apparaît dans Blade Runner comme une image tragique radicale, un symbole de finitude absolue, la métaphore extrême de notre propre mort. Dans un registre moins lyrique, mais tout aussi graphique, Cameron opte également pour une représentation spectaculaire du robot. Son Terminator, squelette de métal assassin dissimulé sous une masse musculaire impressionnante, rejoint la figure du surhomme, mais à l'opposé de la conscience torturée des androïdes de Blade Runner.
Le Terminator ne pense pas, il agit. L'intelligence artificielle qui l'anime ne répond qu'à une impulsion unique : détruire. Fantasme militaire du super-soldat dressé pour tuer, obéissant aveuglément aux ordres qu'il reçoit sans jamais se soucier d'une quelconque moralité. Vision cauchemardesque de la volonté de toute puissance de l'Amérique reaganienne, métaphore robotique d'un système politique américain plus agressif que jamais, décidé à régenter le monde d'une main de fer. Cette métaphore, teintée de paranoïa chez Cameron, se voit reprise par Verhoeven, mais sous l'angle de la satire, voire du grotesque. Les machines dans Robocop sont tout aussi meurtrières, mais la représentation ultra-violente de leurs actes confine au carnage cartoonesque. Le réalisateur hollandais, connu pour sa crudité (et sa cruauté) visuelle, détourne la surpuissance du robot en proposant une version excessive de l'homme-machine, où le métal est constamment maculé de torrents de sang.

robocop

À partir de la mise en scène du robot, les trois cinéastes en viennent à proposer une vision du monde comme une gigantesque machine animée. Dans Blade Runner, cette vision repose sur le design futuriste de décors urbains omniprésents : la cité tentaculaire est un monde métallique et hostile. Par l'économie de moyens qui frappe le développement de son Terminator, Cameron opte quant à lui pour une vision moins spectaculaire que celle de Scott, une représentation âpre et tendue de la mécanique du temps, un temps réglable/déréglable à loisir où il est possible de voyager d'une époque à l'autre dans le but de donner la mort (la mission du robot) ou de protéger la vie. Plus grinçant dans sa tonalité, Robocop dépeint la machine politique et financière qui dirige le monde (machine qui n'a plus rien d'humain).
Représentatif à ce titre de l'esprit paradoxal, de l'enthousiasme tourmenté des années 80, le robot dans le cinéma de Scott, Cameron et Verhoeven devient ainsi la vision d'un Mal, vision ballottée entre effroi et fascination face à la technologie. Ce Mal, lié au motif de la création sacrilège, la recréation d'un autre genre d'humain par l'humain, repose au fond sur un thème à la fois éthique et théologique, récurrent, un fil rouge qui relierait les trois films. La figure du père créateur est au cœur de l'intrigue de Blade Runner, les androïdes ne revenant sur Terre que pour lui réclamer un supplément de vie, alors que Terminator pourrait se résumer à l'Apocalypse selon Skynet (destruction de l'humanité par une forme d'intelligence artificielle supérieure, une bête innommable qui fait de la Terre un enfer). Et Robocop n'est-il pas l'histoire d'un « juste » crucifié à coups de fusils à pompe, puis ressuscité en justicier de métal, l'histoire même d'un Christ robotique ?
Un problème éthique irrigue l'intrigue de chacun de ces films : le Mal inhérent à la création du robot par l'homme ne peut engendrer qu'une autre forme de Mal, une rétribution incontrôlable des créatures de métal contre leurs créateurs, la punition d'un péché d'hubris. Dans tous les cas, la création artificielle se retourne toujours contre son géniteur. Jouer aux Dieux en créant des machines à notre image est une promesse de mort inéluctable. Eldon Tyrell, le père des répliquants de Blade Runner, meurt de la main de son « enfant », les yeux crevés et le crâne éclaté. L'ordinateur Skynet organise un véritable génocide des humains grâce aux robots qu'il dérobe à leur contrôle. Le Robocop, quant à lui, finit par tuer l'homme qui l'a exécuté (et qui a contribué, en quelque sorte, à sa création), puis le grand manitou d'une firme de robotique, succombant ainsi aux désirs de vengeance qui palpitaient encore au fond des ruines de sa conscience humaine. Fusion non réversible de la froideur métallique et de la chair pensante, instinct de mort humain gangrenant la machine.

Par-delà leur statut de fictions futuristes, Blade Runner, Terminatoret Robocop n'ont pas fini d'interroger, chacun à leur manière, la part d'ombre du paradis technologique que l'humain n'a de cesse de se bâtir. Témoins oculaires angoissés de l'envers d'une décennie euphorique loin d'être révolue, ces trois œuvres majeures du cinéma de science-fiction résonnent d'une troublante actualité. Qu'adviendra-t-il de la vie humaine lorsqu'elle se sera donnée tout entière aux mirages d'une technologie qu'elle imagine, naïvement peut-être, bienfaitrice ? La société de consommation, en pleine explosion dans les années 80, n'a-t-elle pas déjà fait de l'humanité une horde de robots asservis aux machines du tout-puissant « bien être » ?


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8 juin 2012 5 08 /06 /juin /2012 14:48

cosmopolis

Après le triste effroi suscité par les longueurs atrocement bavardes de son drame en costumes A dangerous method (déjà disparu dans les limbes du cinéma soporifique), Cronenberg nous revient en grande forme avec Cosmopolis, opérant à la fois un retour aux sources de son œuvre angoissée et la reconversion radicale de Robert Pattinson, visiblement prêt à tout pour extirper son nom de la fange de la saga Twilight.

Adaptation quasi littérale (du moins dans les dialogues) du roman éponyme de Don DeLillo, Cosmopolis s'annonce d'emblée comme une errance, celle d'un jeune golden boy, Eric Packer, enfermé dans sa limousine blindée, rejeton d'un capitalisme agonisant à travers un New York ravagé par le chaos social, au bord de l'implosion. Filmée presque en huis clos à l'intérieur de la limousine, la déchéance de Packer, incarné par un Robert Pattinson saisissant de froideur cynique, se fait le point nodal d'une intrigue imprévisible, surprenante, tumultueuse mais jamais confuse, ne perdant jamais de vue son étrange sujet : le protagoniste veut changer, coûte que coûte, de coupe de cheveux. Sur le fil rouge de la traversée de New York en direction du salon de coiffure, viennent se greffer, au gré d'entraves de plus en plus sanglantes, quelques sorties de route bien négociées, confrontations aussi sporadiques qu'inquiétantes avec une réalité dont Packer est déconnecté depuis des lustres. Une réalité qu'il s'est toujours contenté de regarder de derrière les vitres de son véhicule, à travers les échanges pseudo philosophiques qu'il entretient avec des collègues tout aussi désabusés que lui (incroyables dialogues de sourds, aussi creux que magnifiques), ou sur les innombrables écrans virtuels qui l'entourent en permanence. Une réalité dont il se contrefout mais qui finit par le rattraper, douloureusement, lorsqu'il se rend compte, à travers le chaos qui s'est emparé de la métropole, que sa vie est en danger, que l'on cherche à l'éliminer.

Si, par l'angoisse et la paranoïa de Packer, Cronenberg retrouve une atmosphère étouffante, goudronneuse, il revient par la même occasion à la malice un rien désabusée qui caractérisait ses premiers films. Le choix de Robert Pattinson n'a en ce sens rien d'innocent. La présence de la star de Twilight relève d'une ironie jubilatoire, puisque Cronenberg lui offre un personnage pas si éloigné de celui qu'il incarnait dans la saga, le côté nunuche en moins. Nul changement de visage pour le blondinet britannique : Eric Packer est montré à l'écran comme une créature au teint pâle, aussi froide qu'associable, qui se maintient en vie en suçant le sang de l'humanité, à savoir son argent. Packer est un vampire, un être ni vivant ni mort, une carcasse de belle apparence mais vidée de toute sa substance humaine, stimulée uniquement par le sexe et l'appât du gain. Une vision de l'homme moderne. La crise existentielle qui le frappe va de pair avec la crise socio-économique qui gangrène le monde. La figure du golden boy devient la métaphore humanoïde du capitalisme moribond : un jeune homme coupé du monde, spéculateur de son état, qui se soucie jusqu'au délire de sa petite personne (check-up quotidien), capricieux jusqu'à l'absurde (vouloir une nouvelle coupe de cheveux en plein effondrement du monde), tellement obsédé par l'ordre et la perfection qu'il en est venu à oublier les irrégularités fondamentales de l'existence. La réplique « Ma prostate est asymétrique », répétée telle une litanie, se révèle ainsi symptomatique de la terreur éprouvée par Eric Packer face à la perte de contrôle de son petit univers bien réglé (l'habitacle de la limousine, véritable microcosme high-tech du golden boy).

Sorte de road movie urbain sans commencement ni fin, hanté par des questionnements très actuels, errance visuelle à la lisière du fantastique par son ambiance de conte noir, Cosmopolis marque le retour en force de Cronenberg au cinéma élégamment viscéral qui a forgé son prestige. Et même si l'on peut déplorer quelques longueurs un rien fâcheuses au milieu du récit, le destin de Packer provoque assez de fascination et d'interrogations (fin ouverte magistrale), d'attachement et de répulsion, pour nous embarquer dans ses méandres ténébreux. La séquence de clôture, monument de tension et de désespoir en forme de confessionnal morbide, vaut à elle seule le détour, par la terrible sauvagerie contenue qui l'infecte. C'est toute l'incertitude de l'avenir de nos sociétés qui pend au bout du canon d'un flingue. On retient son souffle et on ferme les yeux. Couperet du générique. Et c'est en apnée qu'on se laisse saisir par l'envie de replonger dans les eaux troubles du cauchemar d'Eric Packer...

4sur5

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1 mai 2012 2 01 /05 /mai /2012 18:16

The Avengers

Le défi paraissait presque impossible. Après les suites décevantes de franchises moribondes signées Marvel (Iron Man 2, L'Incroyable Hulk) et quelques opus aussi sympathiques que frustrants (Captain America, Thor), comment en réussir la synthèse au sein d'un seul et même long métrage ? Comment donner un second souffle à un univers graphique jusqu'à présent effleuré, timidement illustré lors de ses innombrables passages au cinéma ? La solution adoptée par Joss Whedon est radicale : faire un bon vieux film à l'ancienne. Exit le cynisme en vogue et la faiblesse de caractère des blockbusters actuels, le père de Buffy contre les vampires nous livre avec Avengers un véritable chef-d’œuvre de divertissement, un objet de plaisir audio visuel absolu, tellement jubilatoire qu'on se croirait littéralement revenu au temps béni des Last Action Hero et autre Cinquième Élément. Un temps où le cinéma populaire savait encore nous transporter.

Construit sur le principe toujours diablement efficace du « Mac Guffin » (un objet de grande valeur convoité par différents actants), le scénario des Avengers gravite autour de la possession d'un artefact cosmique, le Tesseract, renfermant une source de puissance infinie. Nick Fury (Samuel L. Jackson), directeur d'une agence de sécurité internationale (le S.H.I.E.L.D.), tente de rassembler en catastrophe une équipe de super-héros afin de récupérer le Tesseract, dérobé par Loki (dieu d'Asgard et frère de Thor) dans le but d'asservir l'humanité. L'intrigue, si elle paraît simple en apparence, gagne en complexité en retardant sans cesse son enjeu majeur, en refusant de prendre pour point de départ une évidence, à savoir la réunion des différents héros. Cette réunion, sans cesse différée par des conflits d'ego (narcissisme de Tony Stark, réserve de Bruce Banner, soif de justice de Captain America, obsession du contrôle de Nick Fury...) ou par la malveillance de Loki qui cherche à les diviser, devient sous la plume de Whedon une véritable problématique, un moteur dramatique paradoxal déployant une montée en puissance implacable sur toute la durée du film.

En faisant de la création épineuse de sa dream team le nerf et la destination de sa narration, Whedon orchestre avec un sens du rythme inouï un spectacle virevoltant où les morceaux de bravoure comme les accalmies s'enchaînent idéalement, au gré d'un montage à la fluidité renversante. Démarrant sur les chapeaux de roues par une séquence apocalyptique qui nous rappelle allègrement le finale de la série Buffy, pour s'achever sur une bataille épique alignant des plans séquences sidérants de dynamisme et des tableaux pétrifiants de grandeur, Avengers s'impose d'emblée comme l'adaptation la plus impressionnante et la plus jouissive de l'univers Marvel. Conscient des limites des précédents opus adaptés (X-Men, Daredevil, Hulk, Les Quatre Fantastiques...), Whedon semble guidé à la fois par la volonté de nous offrir la pleine mesure des super-pouvoirs de ses protagonistes et celle d'en livrer une vision résolument personnelle. Adoptant la distance parfaite vis-à-vis de son sujet, Whedon fait montre d'une aisance graphique et d'une liberté de ton proprement réjouissantes, ne refusant jamais la désacralisation quand elle lui permet de nous rendre tel ou tel héros plus attachant. Traversé par un festival de répliques ciselées, un sens de l'humour cartoonesque et un second degré ravageur n'occultant point pour autant certaines questions de fond plutôt inquiétantes (l'engrenage paranoïaque gangrenant l'Amérique actuelle, la soif de pouvoir, l'autonomie et la folie meurtrière des organismes militaires...), Avengers nous délecte à la fois par sa décontraction assumée et sa maîtrise formelle incontestable.

Non content de se placer avec jubilation au croisement du film d'action à l'ancienne et du space opera, le film de Joss Whedon se paie le luxe d'une réelle beauté visuelle toujours au service de sa construction dramatique en crescendo : les scènes liminaires, baignées dans les ombres effrayantes d'une interminable nuit de cauchemar, laissent place à un spectacle de plus en plus lumineux, jusqu'à un affrontement final résolument solaire, ne nous laissant perdre aucune miette d'une action titanesque lancée contre un bestiaire maléfique à la splendeur ténébreuse. Une beauté plastique de tous les instants, reposant également, en grande partie, sur le glamour imparable d'une inoubliable galerie d'acteurs qui se partagent l'affiche sans jamais se dévorer les uns les autres. Car, s'il joue à la manière d'un enfant, à travers un regard simultanément émerveillé et amusé, avec les figures illustres de l'écurie Marvel, Whedon témoigne en permanence de sa passion sans bornes pour les comics, donnant aux héros de sa jeunesse leur lustre et leur puissance originels, prenant ainsi au pied de la lettre l'expression « personnages hauts en couleurs ». Dans un respect total vis-à-vis de son matériau graphique, le père de Buffy dépeint avec brio des caractères forgés non pas en profondeur (et c'eût été une grossière faute de goût que de verser dans une quelconque épaisseur psychologique...), mais grâce à un art de la surface jamais superficiel, un art de la forme immédiate, un art du spectacle fédérateur dans sa simplicité, à la portée de tous. Avec ses Avengers, Whedon concrétise un rêve d'enfant en même temps qu'un divertissement de rêve ; une fresque ambitieuse, grandiose et décomplexée, renouant avec le pouvoir d'enchantement du grand cinéma populaire. Vivement la suite !

4sur5

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16 avril 2012 1 16 /04 /avril /2012 10:36

projet-x-

Après le film de monstre (Cloverfield), le film d'horreur (The Silent House) ou encore le film de super-héros (Chronicle), le style tremblotant de la caméra subjective s'attaque au teen movie avec Projet X, objet filmique étrange, à la croisée improbable des déboires sexuels d'American Pie et de la folie destructrice de The Party de Blake Edwards (la classe en moins). Nulle trace de scénario à l'horizon (trois ados organisent une méga teuf dans l'unique espoir de tremper leur biscuit), Projet X, comme tous les autres essais du genre, s'inscrit dans la pure logique « amatrice » d'un found footage qui suivrait l'action en temps (presque) réel, se foutant royalement de toutes les règles relatives à la narration, au cadrage et au montage. Si certaines séquences parviennent à nous arracher quelques éclats de rire (nerveux ?) par leur charge absurde (un ex-militaire fou furieux excité du lance-flamme, un nain colérique et bagarreur enfermé dans un four) et même si l'ennui ne s'installe jamais, force est de constater que l'intérêt du film avoisine presque en permanence le niveau zéro de la création cinématographique.

Encore moins légitime qu'un 11 Commandements, qui avait au moins le mérite de ne pas masquer sa gratuité derrière une pseudo fiction, Projet X se révèle comme la définition même du fun dans nos sociétés actuelles : une gigantesque orgie de crétinerie aussi superficielle qu'éphémère, un cache-misère face au néant existentiel qui habite la jeunesse d'aujourd'hui, vivotant sans valeurs ni repères (le cul, l'alcool, le cul et... encore le cul). L'ambiguïté de la position du film par rapport à ce fléau – on pourrait y voir simultanément l'apologie et la critique bourrine de l'homo festivus – porte en elle la nonchalance tragique qui caractérise cette jeunesse bicéphale, écartelée entre son propre malaise et son besoin viscéral de divertissement décérébré. De ce point de vue, on peut dire sans ambages que Projet X est une sacrée réussite. Déjà vouée à l'oubli...

1,5sur5

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21 mars 2012 3 21 /03 /mars /2012 07:22

cloclo

À l'heure où la cinéphilie se complaît dans l'adoration souvent cynique d'un alambiquage formel et structurel proclamé aveuglément comme une marque péremptoire de génie créatif, ou, au contraire, dans la célébration de ce faux amateurisme en vogue (peut-être véridique après tout...), ivre de réalisme et de trivialité, se gargarisant jusqu'à la nausée de plans tremblotants et hideux, montés grossièrement, quelques réalisateurs restent fidèles à la conception originelle – malheureusement de plus en plus perdue de vue – du cinéma comme un art populaire. Florent Emilio Siri, auteur de Nid de guêpes (revisitation moderne et explosive du genre du western) et de L'Ennemi intime (chronique effrayante de la guerre d'Algérie) fait assurément partie de cette petite famille de cinéastes qui croient encore à la puissance de l'image pure et à l'efficacité d'une écriture simple mais jamais simpliste.

Expression exemplaire de cet art à la fois populaire et esthétiquement exigeant, Cloclo s'impose d'emblée comme l'un des films français les plus ambitieux de ces dernières années. Exploration aussi fascinée que fascinante d'une icône de la chanson, le biopic orchestré par Siri résonne à première vue comme un hommage sincère au mythe de Claude François, sans pour autant tomber dans les travers et clichés de l'hagiographie ou de la diabolisation, malgré une insistance sur son caractère tyrannique. Le scénario, d'une fluidité confondante, pourrait se résumer à « Claude François, l'homme, sa vie, son œuvre », mais c'est justement dans cette simplicité structurelle qu'il parvient à saisir toute la complexité de son personnage. Car c'est bien à un personnage que l'on a affaire, incarné par un Jérémie Renier saisissant de mimétisme et vampirisant l'écran, un vrai personnage de cinéma dont les zones d'ombres et de lumière, l'énergie et le désespoir, le sourire comme les écorchures, donnent une âme au récit.

Optant, à l'instar de Richet et sa vision de la vie de Mesrine, pour une narration purement linéaire, Siri bâtit son film comme une course implacable, celle d'un homme en manque de reconnaissance vers les étoiles de la gloire. Des étoiles fabuleuses qu'il percevait déjà, gamin, dans les reflets aveuglants des eaux du Canal de Suez. Le cinéaste nous entraîne au cœur du mythe Claude François, de l'intérieur, à travers les splendeurs et les misères d'une vie tellement incandescente qu'on a littéralement la sensation qu'elle était destinée à devenir un film, un drame cinématographique. Si l'on est bien emporté par le tourbillon irrésistible des scènes chantées, toutes splendides (concerts, enregistrements en studio...), si l'on frissonne face aux mésaventures intimes du chanteur, ou si l'on se sent parfois indigné par son caractère de salopard odieux, la plus grande fascination suscitée par le film repose sur le subtil jeu de miroir opéré entre le personnage de Claude François et la figure du cinéaste, réunis autour d'une même soif, presque maladive, de contrôle. Plus qu'un personnage de cinéma, le chanteur devient sous la caméra de Siri le metteur en scène de son propre destin : métaphoriquement scénariste, décorateur, directeur d'acteurs (sa famille, ses amis, ses employés ne sont que des pantins sur la scène de sa vie) et même cadreur (Claude François tenant une caméra super 8 n'est pas une image innocente), le personnage devient peu à peu le reflet du réalisateur, voire son porte-parole dans la foi inébranlable qu'il témoigne envers la chanson populaire. Moins simpliste et gratuit qu'il n'en a l'air, le film de Siri se révèle être ni plus ni moins une déclaration d'amour transi à cet art populaire bien fait (cinéma ou chanson) de plus en plus dénigré, mais néanmoins fédérateur, d'une portée universelle.

D'une justesse éblouissante dans son exhaustivité, cette vision de la vie de Claude François, qui en épouse le souffle toujours haletant, se déploie dans nos rétines et nos cœurs comme un long frisson, un crescendo intense qui nous heurte autant qu'il nous bouleverse. Comment ne pas verser une larme face à la puissante scène du Royal Albert Hall, où la chanson « Comme d'habitude » vient résonner comme un requiem en laissant entrevoir, au faîte de la gloire du chanteur, un épuisement mortel dans son regard. Fatigue fatale et sublime, aux airs d'adieux déchirants, d'un véritable météore humain, qui a brûlé tragiquement les ailes de sa folle existence en touchant le soleil trop ardent de ses rêves. L'artiste est mort. Vive l'artiste !

4,5sur5

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13 mars 2012 2 13 /03 /mars /2012 19:00

a bittersweet life

Administrateur impitoyable d'un grand hôtel de luxe pour le compte d'un patron de la pègre, Kim Sun-woo est un homme d'habitudes, un être de rituels, ivre de contrôle, réglant son existence à la manière d'un métronome. Jusqu'au jour où sa routine vole en éclats, quand son boss lui demande de surveiller l'une de ses maîtresses et de l'éliminer s'il découvre qu'elle le trompe. Kim tombe sous le charme de la jeune femme et lorsqu'il la surprend dans les bras d'un autre homme, il renonce à exécuter l'ordre de son chef en lui laissant la vie sauve. Accusé de trahison, il devient ainsi la cible de son propre gang et d'une faction rivale, dont il vient d'attiser la haine...

Après Deux sœurs, splendide film d'épouvante où l'horreur se teintait d'une touchante mélancolie, Kim Jee-woon revisite avec A bittersweet life le genre du film noir, à travers une fresque citadine rendant un hommage vibrant au Samouraï de Jean-Pierre Melville. S'il conserve bien les principaux codes du genre (héros solitaire et ténébreux, nombreuses scènes nocturnes, ambiance étouffante), le cinéaste coréen parvient néanmoins à les contourner au profit de la construction d'un univers très personnel, caractérisé par un mélange des tons explosif, un art unique de la rupture et du décalage. « Le monde est trop absurde pour qu'on le représente de manière sérieuse au cinéma. Le monde est cruel, chaotique et ridicule » confie Kim Jee-woon. Sur le velours noir de son récit (la chute et la revanche sanglante de Kim Sun-woo), il vient ainsi greffer quelques savoureux fragments d'humour absurde (dont une confrontation aussi tordante que mémorable avec des marchands d'armes crétins), faisant basculer le polar vers une théâtralité étrange et fascinante. Thriller drôlement brutal, A bittersweet life sait aussi se montrer touchant lorsque la soif de sang vengeresse du héros laisse sourdre de ses blessures les lambeaux d'un mélodrame écorché, celui d'un amour impossible, d'une humanité inatteignable.

Bâti sur le déchirement de son protagoniste, dont la chute est provoquée par une perte totale de contrôle, le drame du film se déroule en suivant un crescendo implacable, d'une intensité foudroyante. L'occasion rêvée pour Kim Jee-woon de nous livrer des morceaux de bravoure ahurissants, douloureusement jubilatoires, s'inscrivant instantanément parmi les plus virtuoses du genre, de la séquence d'ouverture fracassante, qui explore dans ses moindres recoins le décor de l'hôtel où travaille le héros, à une fusillade finale d'anthologie où le sang coule à flots, en passant par l'évasion de Kim depuis un hangar où il est retenu prisonnier. Une batterie de téléphone portable, un bout de bois enflammé, une armée de sbires, la rage infinie du héros, et nous voilà plaqués au fond de nos sièges, les ongles plantés dans les accoudoirs. Mais l'ampleur des scènes d'action, si elle repose en grande partie sur la nervosité du montage et le réalisme agressif des combats, ne serait rien sans la performance électrique du fidèle Lee Byung-hun (que l'on retrouvera dans Le Bon, la brute et le cinglé puis J'ai rencontré le diable, du même auteur), qui s'investit corps et âme dans son rôle, incarnant avec une ferveur aussi discrète que ravageuse les blessures de son personnage.
Aussi à l'aise dans la baston que dans l'intimisme mutique des scènes d'accalmie, l'acteur fétiche de Kim Jee-woon donne au film une âme inoubliable. Gueule d'ange semeuse de mort, pétrie d'innocence et de fureur, d'élégance, de délicatesse et de barbarie (Kim déguste un sublime gâteau au chocolat noir - douceur amère par excellence - ou reboutonne sa veste de costard avant d'aller poutrer de la racaille). Le destin de Kim nous touche, d'abord par la tragédie qui s'abat sur lui mais surtout par son aspiration (sans cesse entravée) à une vie meilleure, une autre existence fantasmée loin de toute brutalité. Paradoxe troublant, Kim est une incarnation pure de la violence, rêvant en permanence à l'affranchissement de sa propre nature.
L'impossibilité de cette libération, apparaissant comme aussi utopique qu'absurde, emblématise la vision de la nature humaine par le cinéaste. Une vision noire, profondément pessimiste, mais d'une beauté bouleversante dans les horizons lumineux qu'elle effleure. Si A bittersweet life est un film ténébreux et brutal, toute sa précieuse substance pourrait bien résider dans son point aveugle, révélé ultimement lors d'un déchirant contre-champ : le sourire d'un homme répondant au regard d'une femme... de la musique... puis une larme émergeant d'un océan de sang... Puissance silencieuse d'un bonheur seulement frôlé, d'un rêve injustement mutilé. Puissance d'un cinéma qui parvient à étreindre les cœurs au détour d'un seul plan, d'une simplicité désarmante, et à graver, sur l'écran noir de ses images obsédantes, la douceur éphémère et les amertumes de la vie. Du très grand art !

5sur5

banniere semaine cine coreen

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27 février 2012 1 27 /02 /février /2012 22:52

the moralist 3d

C'est désormais officiel, un vent de changement vient de souffler dans le morne paysage de la cinématographie française. Il y a pourtant de cela plus de deux ans, personne n'avait pris au sérieux les paroles de Mathieu Kassovitz, excédé par le manque d'ambition flagrant de ses confrères, lorsqu'il avait annoncé, à l'ouverture du festival de Cannes 2012, qu'il se lancerait dans un remake croisé de The Artist et de Transformers, dans l'espoir, disait-il, de « sensibiliser les masses sur la manipulation « enculeuse » des majors américaines et la bassesse de notre cinéma national ».

The Moralist 3D, à la fois écrit et mis en scène par Kassovitz, et produit par Michael Bay en personne (qui depuis l'échec cuisant de Transformers 5 s'est lancé dans un vaste projet de rédemption artistique), vient donc de sortir sur nos écrans. Et autant le dire d'emblée, le résultat dépasse largement tout ce que l'on pouvait espérer. Non content de nous livrer un film d'action décomplexé à l'intrigue truffée de rebondissements fracassants et de morceaux de bravoures démentiels (héritiers crépusculaires d'une ère « transformiste » désormais révolue), le père du sous-estimé L'Ordre et la Morale nous propose dans le même temps une méditation vertigineuse sur la notion de libre-arbitre, à travers le destin chaotique du robot philosophe et guerrier Optanus Frime, auquel le génial John O'Garden (Jean Dujardin, auto-rebaptisé depuis son deuxième triomphe aux Oscars 2013) prête sa voix, avec toute la subtilité de jeu qu'on lui connaît. Scénario sans temps morts ménageant habilement des instants de pure réflexion métaphysique, dialogues ciselés et répliques cultes en pagaille (« Enculer ou ne pas enculer le cinéma français ? » ; « Silence, Optanus ! »), galerie inoubliable de personnages attachants, virtuosité folle du montage, lustre ahurissant d'un puissant noir & blanc et utilisation quasi poétique d'une 3D qui repousse ici les limites de la technologie numérique (Avatar 2 : Revenge of the Earth, dont la sortie est programmée pour décembre, n'a qu'à bien se tenir...), The Moralist 3D est un éblouissement audio visuel de tous les instants.

Faisant preuve d'une maîtrise technique aussi bluffante que permanente (le cinéaste n'a visiblement pas perdu la main après sa retraite forcée de quelques mois sous les cocotiers de Miami), Kassovitz construit une fable aussi spectaculaire qu'engagée, qui n'a pas fini de réinterroger la néantise des habituelles productions françaises à l'aune d'un art hollywoodien réinventé, celui du bourrinage éclairé. A l'image de ce plan séquence d'anthologie qui suit l'intrusion vengeresse d'Optanus Frime et de son commando d'androïdes mutants dans le Théâtre du Châtelet pendant la Cérémonie des Césars... un festival pyrotechnique d'une pertinence admirable ! Lorsque le robot tire des godes explosifs sur le postérieur de chaque spectateur, c'est plus que de la fureur destructrice que l'on décèle dans son regard métallique, c'est toute la détresse et l'absurdité de sa condition. Quant à l'anéantissement total du territoire français (par un déluge de missiles nucléaires) qui clôture le film, et que certains journalistes ignorants ont cru bon de juger infantile et crétin, c'est assurément l'expression visuelle la plus puissante du désespoir qu'on ait vu depuis longtemps dans nos salles obscures.

Ayant tiré les leçons de ses échecs et frustrations passés, Kassovitz se lâche comme jamais et accouche d'un classique instantané du cinéma populaire, tenant ainsi une promesse que l'on avait toujours cru impossible : la naissance d'un art brillamment balourd, capable de fédérer à la fois les partisans de Fast & Furious et de Citizen Kane. Face à un tel pouvoir de communion, on ne peut que s'incliner et en redemander. Vivement la suite et chapeau l'artiste ! La preuve vivante que tout est possible dans ce « monde de merde » !

5sur5

Par Magusneri, le 13/10/2014.


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24 février 2012 5 24 /02 /février /2012 00:47

cheval de guerre war horse

Après les égarements numériques d'un quatrième volet d'Indiana Jones bien inégal et d'une adaptation sans âme, sans doute surestimée, des Aventures de Tintin, Steven Spielberg retrouve enfin son aura d'immense cinéaste populaire en nous offrant avec Cheval de guerre un film magnifique, aux accents délicieusement rétro, doublé d'un vibrant hommage aux grandes fresques d'antan. C'est avec des yeux d'enfants émerveillés que nous suivons le périple chaotique de Joey, cheval de ferme devenu monture de guerre par des circonstances tragiques (éclatement de la Première guerre mondiale), arraché de force à son Devon natal et son jeune maître Albert, passant d'un camp à un autre, de propriétaire en propriétaire (un officier de l'armée anglaise, une gamine française...) au gré des convulsions de l'histoire.

Bâti sur un galop dramatique incessant, porté par un casting aussi habité que généreux (Emily Watson, Peter Mullan, Benedict Cumberbatch, Niels Arestrup, David Thewlis...) et une composition musicale somptueuse du fidèle John Williams, traversé par des morceaux de bravoure tour à tour éprouvants et épiques (une charge de cavalerie qui tourne à la boucherie, une offensive anglaise cauchemardesque, la traversée enfiévrée de la ligne de front par le cheval Joey...), Cheval de guerre renoue avec la tradition des grandes fresques hollywoodiennes. Spielberg parvient à nous transporter en nous offrant un grand film à l'ancienne, d'une beauté visuelle miraculeuse (couleurs flamboyantes, charme discret du frémissement argentique), d'une belle ampleur romanesque et d'une force de suggestion parfois suffocante (une terrible mise à mort filmée de derrière les pales d'un moulin...), un film pétri de valeurs simples mais toujours touchantes, qui nous parlent sans cesse et nous frappent en plein cœur, jusqu'aux larmes. Un film humain, à regarder sans cynisme aucun, à des années lumière de la froideur virtuelle des Aventures de Tintin. Un retour aux sources salutaire pour l'auteur inspiré d'Empire du Soleil et de La Liste de Schindler.

S'écartant volontairement de la grande route de l'histoire pour en explorer les interstices et y déployer une fiction, une vision personnelle fondée sur l'humain, Cheval de guerre, comme tous les autres films de son auteur s'appuyant sur un fond historique, n'est en rien une fresque sur le premier conflit mondial, mais plutôt un regard particulier explorant les zones d'ombres – et de lumière – de ce conflit, à ceci près que ce regard est celui de Joey, le fameux cheval du titre. Spielberg construit ainsi, pour la première fois dans son œuvre, un fil rouge dramatique épousant le point de vue d'un animal. Évitant habilement les écueils de l'aventure animalière (notamment son caractère a priori infantile), le cinéaste filme le cheval comme un objet de fascination universelle, un être miroir (image saisissante d'une silhouette d'enfant reflétée dans l’œil de la bête), un symbole majestueux de communion, à la fois actant tragique du théâtre de la guerre et vainqueur de la barbarie, révélateur paradoxal d'éclats d'humanité au cœur même des ténèbres.

Car ce qui intéresse Spielberg, via la mise en scène du cheval, c'est toujours l'humain, ou plutôt ce qui reste de l'humain – sa lumière – dans un contexte aussi noir et violent que celui de la guerre. Un thème qui lui est cher. C'est en revenant aux sources d'un cinéma profondément humain et résolument artisanal, au sens noble du terme, que Spielberg renoue enfin avec l'émotion fédératrice, cette innocence un rien désenchantée, qui a forgé sa légende. La preuve vivante qu'il est encore possible de faire de bons films dans de vieilles casseroles, mais surtout de rendre hommage aux anciens tout en affirmant son propre talent. Avec les dernières images de Cheval de guerre, d'une sérénité bouleversante, c'est tout son amour du cinéma que Spielberg partage avec nous, un cinéma simple et puissant qu'il nous donne sans compter. De la lumière, de la musique et des hommes... Et une innocence retrouvée. Tout simplement le plus beau film de ce début d'année.

4,5sur5

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22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 03:17

martha marcy may marlene

Martha a peur. Martha est seule. Seule face à ses démons. Seule face aux souvenirs, aux cauchemars qu'elle a vécus au sein d'une communauté apparemment angélique, coupée du monde, qui lui avait promis le paradis. Jusqu'au jour où ce paradis s'est enténébré, quand les anges ont révélé leur noirceur. Martha a peur. Martha est seule. Elle s'est arrachée à l'emprise des anges noirs, elle s'est réfugiée chez sa sœur – qu'elle n'a pas vu depuis deux ans, dans l'espoir de leur échapper. Mais le danger s'est-il vraiment évaporé ? Martha a peur. Peur qu'ils reviennent la chercher, pour abuser de nouveau d'elle. Peur qu'ils reviennent la capturer pour l'enfermer encore dans leurs délires macabres où la mort n'est que beauté... Mais la menace est-elle tangible ? Martha délire-t-elle ? Son séjour dans la secte n'était-il qu'un mauvais rêve ?

Le maître mot du premier film de Sean Durkin est bien celui du doute, et ce dès son titre, qui jette le trouble sur l'identité de son héroïne en fragmentant son patronyme : Martha Marcy May Marlene. Identité fracturée, fracassée, d'une jeune femme à la personnalité fragile, aussi frêle que du verre, incarnée avec une belle fébrilité par Elizabeth Olsen. Martha hante nos rétines, autant qu'elle est hantée par ses propres visions, avec son regard perdu et son corps – magnifique – qu'elle semble aussi peu maîtriser que son âme. Habitée par une force dérisoire, Martha apparaît tour à tour vulnérable (les hommes de la secte abusant de sa chair) et impénétrable, un être-mystère dont on ne saura jamais de quoi il est réellement pétri. L'occasion rêvée pour le cinéaste de balayer nos repères au sein d'un drame volontairement éthéré : si l'héroïne est clairement définie comme la clé d'une énigme (mentale ?) qui la dépasse autant qu'elle dépasse ses proches, et par voie de conséquence le spectateur, nulle serrure à l'horizon, nul élément de résolution.

Seulement, si le scénario et son écrin visuel (définition douce, images constamment brumeuses) se mettent aisément au service de ce flou, ils deviennent malheureusement les inconvénients de leur propres qualités esthétiques, finissant par perdre de vue les ficelles du drame et par laisser s'étioler l'attention du spectateur. Ainsi le film n'échappe pas à de redoutables longueurs, à d'immenses flottements, distillant dans sa deuxième moitié un ennui regrettable. Aussi regrettable que la faible exploitation du caractère cauchemardesque de la secte dans laquelle Martha aurait vécu. En dehors de quelques scènes de crise à l'intensité électrique, l'intrigue ne nous convainc qu'à moitié des raisons de son départ, la menace pesant sur la jeune femme s'avère trop molle pour qu'on y croie. Et cette mollesse est telle que le dénouement nous apparaît comme exagérément abrupt, comme tronqué d'une image, voire d'une scène essentielle. Cette fin, qui pourrait néanmoins relever d'une volonté du cinéaste de briser soudainement le rythme (trop) langoureux de l'intrigue, résume à elle seule la portée du film et ses ambiguïtés, ses qualités et ses limites. Un drame certes lent, mais suffisamment hanté par des images obsédantes pour retenir notre attention. Pour un premier long-métrage, c'est déjà du beau travail !

3sur5

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22 février 2012 3 22 /02 /février /2012 02:01

albert nobbs

« Le rêve extraordinaire d'une vie ordinaire. » Sérieusement ? Plutôt le slogan ordinairement trompeur d'un film extraordinairement en deçà de ce que l'on pouvait espérer. Albert Nobbs est une femme qui depuis ses 14 ans se fait passer pour un homme, afin de fuir un passé traumatisant. L'actuel métier d'Albert, serveur au sein d'un prestigieux hôtel de Dublin, lui permet de réunir un pécule dans l'espoir d'ouvrir une boutique de tabac et de couler de beaux jours aux côtés de la petite soubrette dont elle vient de s'amouracher. Mais lorsqu'un nouvel homme à tout faire se fait embaucher à l'hôtel, rien de va plus : il séduit non seulement la soubrette, mais projette avec elle de dépouiller Albert Nobbs pour partir en Amérique...

Albert Nobbs, produit et interprété par Glenn Close (qui s'est investie corps et âme depuis 1982 pour concrétiser son projet sur le grand écran), nous propose un sujet pas banal, à savoir la confusion des sexes et le trouble identitaire dans l'Irlande du XIXème siècle. Autres temps, autres mœurs. L'intrigue prend place à une époque où l'idée même d'homosexualité rimait avec le plus profond des dégoûts. Mais là où l'on se serait attendu à une mise en scène fiévreuse, épousant les tensions inhérentes au travestissement du protagoniste et explorant ses états d'âme en permanence contrariés, Rodrigo Garcia et son scénariste Istvan Szabo nous livrent une fiction particulièrement timide, étonnamment lisse et sans relief, dont le rythme presque neurasthénique nous plonge souvent dans un profond état d'ennui. La faute à une peinture trop superficielle et fort peu attachante des personnages, dont on ne contemple que la surface, Albert elle-même apparaissant comme une poupée de cire sans cesse inaccessible, malgré la métamorphose inquiétante et saisissante de Glenn Close. Morne galerie de caractères relevant de purs clichés du genre (la soubrette mignonne mais cruelle, le mauvais garçon, le bon docteur...), de seconds rôles fantomatiques. On retiendra de ce drame tiède, qui ne fait qu'amorcer des bouts d'intrigues et de sentiments sans jamais les mener à terme, la beauté crépusculaire de la photographie (conférant aux images une atmosphère délétère qu'on aurait tant aimer ressentir à un niveau dramatique), le soin admirable – presque maniaque – apporté à la confection des costumes et des décors (reconstitution crédible de Dublin au XIXème siècle), ainsi qu'une paire de dialogues savoureux échangés entre Albert et Hubert Page, autre femme travestie en homme dans laquelle Nobbs semble trouver un alter ego.

Mosaïque frustrante de destins contrariés, de passions frustrées et de rêves brisés, Albert Nobbs abîme malheureusement le potentiel pourtant bouillonnant de ses drames dans le regrettable académisme de sa construction. Un bel objet visuel, certes, mais qui ne touche que trop rarement pour marquer les esprits. A l'image d'Albert, contemplant avec un regard d'enfant rêveur l'échoppe abandonnée qu'elle veut s'offrir, on se prend à rêver nous aussi du souffle salutaire qui aurait pu faire de cette fresque, seulement à moitié vivante, un grand film.

2sur5

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